Me permettrez vous d'en douter, dès lors que vous êtes capable d'envisager chair et esprit séparément ? Il y a peu à dire sur la vérité fondamentale du monde que l'instinct n'ait pas déjà révélé.
Comment l'instinct pourrait-il révéler la vérité ? Etre cause de la connaissance ? De quoi parle-t-on exactement ? De la nature de l'homme ? D'une faculté ?
Nous nommons vérité, le juste rapport entre ce qui est, et ce que nous pensons qui est : l'adéquation entre le phénomène - la réalité observée - et la pensée produite par l'intelligence. Il faut non seulement se soumettre à l'observation de cette réalité, mais aussi bien l’interpréter. Je poursuivrai plus loin.
Plus simplement, je refuse le relativisme. C'est une maladie dont certains philosophes ont été affligés, sans qu'on puisse parler de maladie de la philosophie selon moi. Le doute me convient, en revanche. Je trouve qu'il s'agit d'une forme suprême de foi que de se permettre de remettre en question ses propres convictions avec la confiance de celui qui sait qu'elles résisteront à l'inquisition. C'est ce que vous faites, me semble t-il, en justifiant la foi par la raison.
1- Vous refusez le relativisme tout en n'établissant pas le bon diagnostic. Qu'est-ce que le relativisme ? La nouvelle forme du scepticisme ou du pyrrhonisme. Comment naît le scepticisme ? Du doute. Vous n'avez pas encore compris qu'il existe un bon et un mouvais doute : le bon doute existe avant examen du sujet, permet d'en arriver à la connaissance vraie ; le mauvais doute intervient une fois que l'on a examiné, que l'on pense avoir trouvé la vérité. Le bon doute est sain car il permet de produire; le mauvais est malsain car il conduit à la destruction.
Qu'est-ce qu'un sceptique ? C'est un homme qui ne cesse jamais de douter, d'examiner un sujet. Il doute même lorsqu'il n'y a plus de raison de douter. Les sceptiques divisaient la philosophie en philosophie dogmatique, et philosophie sceptique, une distinction qui me semble plutôt heureuse : la première cherche des vérités, dont elle fera des dogmes ; la seconde se contente de détruire la première.
Pourquoi le sceptique peut-il exister en tout temps ? La lumière de l'intelligence de l'homme est telle, que les démonstrations des dogmatiques peuvent être fausses. Le scepticisme vit sur la difficulté qu'a l'homme à trouver la vérité. Plus la matière s'éloigne des phénomènes, plus la vérité est difficile à trouver, plus le scepticisme peut croître. Vous l'aurez donc compris, le scepticisme trouve son meilleur terreau en métaphysique. Les sceptiques de tout temps prolifèrent car les dogmatiques avaient promu dogmes des vérités qui n'en étaient pas.
Le combat contre les sceptiques est difficile, car leur doute n'est pas sans fondement. L'homme est-il capable de vérité ? Quelle que soit la discipline, il semble bien que les théories ne cessent de se répondre car elles s'avèrent toutes en partie fausses, donc sujettes à une juste critique. L'historien le constate, le scientifique qu'il soit médecin ou physicien aussi. A sa sortie, une théorie est toujours présentée comme la panacée ; après des années d'examen, elle s'effondre toujours en partie.
Une des limites de notre faculté à trouver la vérité, se trouve dans l'opération que le moderne tient en la plus haute estime : le raisonnement. Raisonner nécessite toujours de diviser, séparer, de considérer successivement un même objet sous divers points de vue ; une opération qui force la réalité, la défigure.
Nous n'avons pas connaissance de l'objet même ; nous nous en faisons une conception, qui n'est jamais qu'une image produite en notre intelligence de l'objet donné, une copie par rapport au modèle qui ne saisit qu'en partie le modèle. Nous connaissons l'être de l'objet par la médiation de la pensée, si vous préférez. Par exemple, AF90 a une conception donnée du pyrrhonisme, qui pour partie s'identifie au phénomène : les pyrrhoniens.
Si je m'improvise théologien, j'explique que Dieu ne connaît pas par le raisonnement, mais par l'intuition, qu'il saisit d'un seul coup un phénomène dans son ensemble. J'explique aussi qu'en tant que fondement de l'être, la connaissance en lui s'identifie pleinement à l'être des objets, qu'il connaît avec certitude, sans erreur, pour cette raison. C'est au moins utile pour percevoir les limites de l'homme en matière de connaissance.
2- Qu'est-ce qu'une opinion ? Un jugement établi sur sa propre expérience, un moyen terme entre le savoir et l'ignorance. Croire se rapporte à l'opinion. Quand on sait une chose, on peut la démontrer ; quand on croit, on ne peut que la professer. Le moderne s'estime supérieur à ce qu'il appelle le « croyant » tout en n'étant pas plus capable de démontrer les opinions qu'il professe. En cela, il pêche par orgueil, simplement.
Il y a équivoque même aujourd'hui sur le terme de conviction : parle-t-on d'une opinion renforcée par le sentiment, ou d'une certitude établie en matière de connaissance ? Même si elle s'avère certitude, elle ne l'est pour tel homme, que s'il est capable d'en fournir la démonstration. Le croyant aujourd'hui est présenté comme un imbécile, et reçu comme tel par la plupart des gens, alors qu'ils ne sont capables que de professer une opinion contraire.
En vérité, la foi est un phénomène très mal compris des modernes : placer sa confiance en Dieu, lui être fidèle. Ils ne comprennent pas qu'ils placent juste leur confiance en une autorité différente, la plupart du temps les opinions professées par les hommes de leur temps : l'orthodoxie présente, qui est athée, matérialiste, et non plus chrétienne. Ils ne comprennent pas que la somme des vérités qu'ils reçoivent pour vraies, sont en grande majorité plus des objets d'opinion en eux, que des certitudes établies par la connaissance. L'homme croit toujours plus de choses, qu'il n'en sait.
L'opinion est un phénomène prépondérant dans une cité : qu'est-ce qui est orthodoxe ou opinion droite ? Qu'est-ce qui est hétérodoxe ? Comment seront traitées les idées hétérodoxes ? Les termes « théorie du complot », « obscurantisme »... ne sont jamais que des anathèmes modernes : désigner un tel comme imbécile, sans même la plupart du temps se donner la peine de le démontrer. L'on pourrait objecter assez justement que parmi les hétérodoxes, il y a une grande majorité de drôles, de fantaisistes. Figurez-vous que l'Eglise observait la même chose avec les hérétiques.
Je ne souscris pas à la dichotomie Aristotélicienne entre substance et accident. J'ai peut être matière à apprendre sur ce point, et je compte un peu sur vous pour m'y aider. Mais je ne lui trouve que peu d'intérêt sur ce point. Elle n'existe que dans le degré d'imprécision que l'on s'autorise en énonçant ces deux propositions : "Sartre est un homme", et "Sartre est un homme aux instincts malades". Ou tout autre qualificatif que nous choisirions afin d'affiner notre description.
La dichotomie est être et accident dans la substance. Elle existe déjà dans Sartre est un homme : car en tant que sujet ou substance première quelle est la qualité qui le fait homme, qui fait sa nature d'homme. Qu'est-ce que l'homme ? La réponse sera la quiddité. Qu'est-ce qui dans un homme, ne le fait pas homme, mais existe toujours ? Les propriétés par soi. Qu'est-ce qui est particulier à cet homme en tant qu'individu ?
Là encore, je ne vois pas l'intérêt de séparer l'accident de la substance. Mais pourquoi pas. Le dénominateur commun à toutes les femmes résumant leur substance, et les accidents déclinant les individualités.
On ne sépare pas l'accident de la substance : il est le non-être dans la substance. La substance est le fondement de l'accident. Il s'agit de pouvoir dissocier l'être du non-être, afin de bien définir une chose. Si vous ne faites pas ce travail, votre définition tentera d'embrasser l'ensemble du phénomène comme réalité : plutôt que de définir l'essence, vous définissez l'ensemble du sujet ou substance. Vous ne discernez alors plus l'essence, des propriétés, et des particularités du sujet en tant que sujet. Vous produisez alors de très mauvaises définitions, qui en plus s’avéreront très difficiles à utiliser dans le raisonnement, car à vouloir tout définir avec précision, vous risquez de vous perdre dans l'analyse, d'aller vers l'infini.
Ce n'est pas mon propos. Je dis : Sartre est déterminé comme tout un chacun, et l'est y compris lorsqu'il croit ne pas l'être. En revanche, il réprouve cet état de fait. Il n'y a pas deux propositions antagonistes dans cette position. Sinon à supposer que les décisions, que l'on supposera comme l'expression du libre arbitre aux fins de notre discussion, ne sont le produit d'aucun calcul, et d'aucune nécessité, comme vous l'avez justement souligné. En apparthée, c'est d'ailleurs un problème lorsque l'on considère l'intelligence. Si l'on convient qu'elle consiste à considérer tous les paramètres pour prendre la décision la plus conforme aux intérêts de celui qui l'exerce, elle serait antagoniste au libre arbitre, mais passons. Sur cette question de libre arbitre, je suis un partisan de l'âne de Buridan
1- Pour répondre, il faut étudier les choix possibles de l'homme face à une situation donnée. Les partisans de la nécessité ne font jamais qu'expliquer qu'en puissance, il n'y aurait qu'un choix donné pour un homme, car comme le dit Schopenhauer, de l'être suit l'action. Cet homme est d'un tel tempérament, donc il choisit ceci. Il n'y a alors pas de libre-arbitre, car ses actes sont le produit de ce qu'il est. Au contraire, les partisans du libre – arbitre de la volonté expliquent que tous les choix sont possibles, que l'homme est tabula rasa, se fait par ses choix.
Qu'es-ce que le libre-arbitre ? Il faudrait déjà utiliser l'expression complète de Saint Augustin, qui je pense éclairera le lecteur : « libre-arbitre de la volonté ». Le libre-arbitre est la volonté en tant qu'elle opère un choix. Qu'est-ce que la volonté ? La faculté en l'âme de choisir le bien, plus exactement ce que l'on pense être un bien. Sans libre – arbitre, il est donc difficile de parler de volonté.
La question devient plus épineuse si l'on considère les autres animaux. L'animal peut-il délibérer quant à la poursuite d'un objet comme l'homme ? Le calcul ou estimation des moyens par rapport à un but est-il manifestation de la volonté ? L'animal poursuit-il une proie plutôt qu'une autre ? Poursuit-il l'animal en question parce qu'il se le figure comme un bien, ou est-il mû par ce que vous appelez l'instinct ?
Les équivoques quant à la définition de la volonté procèdent de la différence, ou de l'absence de différence que l'on établit entre l'homme et les autres animaux, selon le parti que l'on choisit. En général, plus on nie le libre – arbitre de l'homme, plus on se le représente comme un autre animal. Notez bien que c'est plus fréquent que l'erreur contraire : attribuer le libre – arbitre aux animaux.
Restons-en au choix pour le moment. Observons un Saint Augustin qui de débauché par exemple devient saint, qui donc change totalement. Si l'homme était totalement déterminé par son tempérament, cela n'aurait pas été possible. On ne peut pas faire face à des situations analogues, des choix totalement opposés, si l'on est pleinement déterminé. Saint Augustin change de conduite, il ne change pas d'être. Il change de doctrine philosophique ou religieuse.
Face aux mêmes désirs, il délibère désormais différemment, donc agit différemment. La soumission qu'il s'impose à l'éthique chrétienne, est soumission de cette volonté qui reconnaît un bien possible en un objet, à l'intelligence qui examine ce bien afin de déterminer s'il est vraiment bien. On voit ainsi que lorsque l'on parle de liberté face à l'action, cela suppose non seulement d'examiner la volonté, mais aussi l'intelligence.
2- « De l'être suit l'action » dites vous si je résume. Certes, mais le caractère est-il être ou non-être dans l'homme en tant que substance ? Son caractère est-il accidentel ou essentiel ? En tant qu'accident est-il effet de la forme, ou effet de la matière à laquelle s'applique la forme ? Je vous accorde que l'homme en tant qu'être se meut dans les limites de sa condition : il agit en tant qu'homme. Cela n'implique pas que son caractère est destin, car son caractère ne le fait pas homme, mais individu ou sujet.
En toute honnêteté, je ne le pense pas. Ce qui est spontané se constate, ne se prouve pas. Il y a d'ailleurs une grande unité sur les constats que peuvent faire les différents courants de pensée sur nombre de sujets à priori clivant. Les membres du mouvement Black Lives Matter et les suprématistes blancs se rejoignent sur nombre de leurs postulats, mais les uns les réprouvent tandis que les autres s'en félicitent.
Plus simplement, la gravité est constatée sans qu'il soit besoin de la prouver.
Le pourquoi est la question suivante en effet, mais pas la constatation première. Et elle conduit irrémédiablement à la causa sui et à l'incommensurable, ce que je tiens pour être les deux caractéristiques du divin.
Si l'on ne peut trouver la cause d'un principe, puisqu'il est première cause, on peut au moins en apprécier la validité, en considérant ses supposés effets : expliquer que tel phénomène en est la conséquence, donc le suppose. C'est ce que tente de faire Saint Thomas d' Aquin par les cinq voies, qui remontent à Dieu comme première cause.
Partons de la réalité, notre monde. Qu'est-il ? On observe qu'il y a diversité des phénomènes, des êtres ; mais qu'il y a aussi des lois qui s'appliquent à l'ensemble des êtres, des phénomènes. Le monde est univers : uni par des lois, vers un but donné, mais présente l'apparence de la diversité. Le monde est cosmos, ordonné.
Que suppose cet ordre ? Comme vous dites, pourquoi est-il ordonné ? Est-il un être premier, trouve-t-il sa cause en lui-même ? Est-il animal, âme dans un corps, matière formée, la Nature si vous préférez ? Ou, le principe de l'univers se trouve-t-il hors de la matière ? Le monde est-il simple création ordonnée par un législateur ? Est-il alors en plus conservé par ce même législateur ? Je réduis la question, aux deux seules possibilités intéressantes selon moi : Dieu est-il le monde, ou à l'origine du monde ?
Ce sont des questions métaphysiques, pas physiques, qui en appellent d'autres, pas vraiment plus faciles ; par exemple, qu'est-ce que la matière ? Un principe peut-il se trouver dans la matière ? Est-il nécessaire de postuler l'absolu, l'éternité, l'immuable, l'infini ? Sont-ce des notions conciliables avec la matière ?
Je laisse ces questions à plus savant que moi. Heureusement, pour vous répondre, il suffit d'expliquer qu'un ordre spontané, c'est postuler l'absurde. Vous postulez en bon matérialiste, que le monde n'a pas besoin de principe pour être ordonné : l'ordre serait le principe même. Le monde serait unité derrière la diversité, harmonie, par ses lois, librement : que non seulement ce miracle s'est opéré un jour, mais qu'il perdure. Dans votre théorie, la notion de chaos n'existe pas : il y a ordre miraculeusement. Comment même peut-on parler d'un ordre qui se produit librement, sans contrainte ? Que faut-il entendre par librement ? C'est semblable à la théorie du marché des libéraux.
Le hasard est une commodité de langage pour exprimer l'incommensurabilité de la foultitude de facteurs impliqués dans la création telle qu'elle se présente à nous. Il en résulte qu'elle n'aurait pu être autrement au contraire, ou alors que les variations infimes nécessaires à l'altérer nous sont à ce point incompréhensibles qu'en autant que notre entendement est concerné, le résultat est identique. J'avais coutume de dire que "dieu se cachait derrière le mur de Planck", ce qui faisait beaucoup râler Haaaa.
1- L'absurde continue. L'univers est le fruit d'un concours de circonstances – un hasard-, qui implique une infinité de facteurs, donc d'autant moins probable et possible, et qui crée un ordre. L'ordre n'est donc plus principe comme dans le paragraphe précédent. Une fois la machine créée, elle ne peut fonctionner que d'une façon donnée, donc l'ordre perdure nécessairement. Voilà comment vous répondez aux questions précédentes.
Ajoutons qu'il s'agit d'une négation même de l'idée de substance, entendue comme principe et cause de l'être, de son unité, de sa pérennité : le monde n'est même plus substance. C'est une négation en bon philosophe matérialiste de toute la métaphysique.
2- Qu'est-ce que la métaphysique ? La science des premiers principes, de l'être particulièrement. Qu'est-ce que la physique ? La connaissance de la nature, du monde si vous préférez, de ses phénomènes. La première science étudie les principes qui président aux phénomènes, la seconde les phénomènes même. Les deux « sciences » sont donc évidemment complémentaires.
Tout scientifique, homme qui aujourd'hui étudie la « physique » - au sens large-, est obligé d'admettre des définitions données, des postulats comme base de son raisonnement. Peut-on faire une classification sans la notion d'espèce ? Peut – on s'improviser physicien sans porter une conception du temps, de l'espace, du vide... ? Le scientifique peut éviter la question métaphysique, car elle ne relève pas de son objet d'étude ; mais doit quand même admettre qu'elle la suppose. Il ne doit pas nier l'unité de la connaissance.
Je le mets en garde contre un danger : défendre des conceptions philosophiques sous le masque du physicien ou du biologiste, mésuser de l'autorité acquise par la « science » sur les modernes. S'il veut le faire, qu'il change de casquette, qu'il explique que même physicien ou biologiste, il parle alors en philosophe qui est grand connaisseur des phénomènes naturels par les études qu'il s'est imposé toute sa vie.
C'est vrai. Je tiens l'intelligence pour une expression articulée, enrichie des mécaniques syntaxiques du langage, des pulsions instinctives qui nous meuvent. L'évidence est une contre-mesure efficace contre la décadence. Je prône volontiers le constat plutôt que le décret. L'individu se prémunit ainsi contre les dérives des théories du genre et autres purulences d'instincts malades.
1- Comme vous ne séparez pas l'être de l'accident, vous ne pouvez exprimer la quiddité d'un objet. Vous tenez alors les noms pour de simples étiquettes, puis vous jargonnez. Vos définitions non seulement n'expriment pas pour partie la réalité du phénomène ; mais en plus elles sont proprement inutilisables si l'on veut raisonner. Comment peut-on prendre comme postulat votre définition du hasard ou de l'intelligence ? Mes définitions simples sont certainement limitées, sujettes à la critique, mais elles ont le mérite d'être claires.
2- Qu'est-ce que l'intelligence ? La faculté en l'âme qui permet de discerner le vrai du faux. Vous pensez avoir trouvé un critère valide dans l'évidence, parce que vous ne le définissez pas. Qu'est-ce que l'évidence ? Ce qui se voit. Vous confondez donc réalité et vérité ; vous pensez que le monde est vérité, comme si cette dernière se trouvait dans les choses : les phénomènes, les événements... Un peu comme lorsque vous parliez des « vérités viscérales ».
Qui voit ? L'homme. Vous oubliez que si l'homme perçoit la réalité par les sens, il faut encore qu'il l'interprète justement au moyen de son intelligence ; et que s'il l'interprète, il peut le faire plus ou moins bien. Les sens perçoivent la réalité : ce sont des impressions propres à l'individu. L'intelligence interprète en comprenant l'essence : elle s'élève ainsi à l'universel, donc ce qui n'est pas propre à vous ou à moi. L'animal aussi perçoit ; peut estimer un but, le poursuivre ; mais seul l'homme peut spéculer : les animaux voient les triangles, mais seul l'homme comprend l'idée ou forme ou essence : la triangularité.
Pourquoi l'homme peut-il comprendre la dite réalité ? Le chrétien dit qu'il est partie de ce monde en tant que réalité, en tant que tout. Il a été ordonné par le même créateur que le monde : la raison présente en lui s'identifie à celle présente dans le monde. Il a reçu les facultés dans la mesure donnée pour le comprendre, car Dieu a établi l'homme comme maître de la Création. Il ne suffit pas d'expliquer qu'il est être vivant, partie prenante du monde pour expliquer qu'il le comprenne : le chat aussi fait partie de la nature, peut-il la comprendre pour autant, spéculer à son sujet ?
3- Vous nommez en fait évidence vos propres jugements. Les vérités ne sont pas acceptées de tous car elles sont évidentes. Elles le sont parce qu'elles font autorité : elles sont reçues comme vraies par le consensus des savants, elles ont le poids de l'opinion pour les ignorants, et elles sont enseignées. En un mot, elles sont orthodoxes, l'opinion droite.
Les vérités dont nous parlons sont niées, parce qu'elles sont de nature à remettre en question l'opinion droite en matière philosophique ou politique. Il peut y avoir confrontation entre des vérités découvertes, et les opinions reçues pour droite, qui légitimement ne devraient être que des vérités.
4- Comment un homme peut-il en arriver à fermer les yeux face à la réalité, à la nier ? Soit parce qu'il ne dispose pas du jugement suffisant pour comprendre qu'il s'agit de fausses idées ; soit parce qu'il aime tellement ces fausses idées, qu'elles altèrent son jugement, qu'il reconnaît ces idées, comme étant un bien, qu'elles soient vraies ou fausses. Dans le premier cas, l'erreur procède de l'intelligence ; dans le second elle procède de la volonté : l'homme qui ne sait pas soumettre sa volonté à son intelligence.
Quel est maintenant le contexte, la situation dans laquelle l'homme en question vit ? Précisons : dans sa société donnée, quelle est l'orthodoxie ? Quelle est l'influence de cette dernière sur l'individu dont il est question ? N'est-ce pas de cette dernière que dépend en grande partie ce qu'il pense vrai, et bien ? Les idées qu'il aime ?
J'affirme simplement ceci : l'orthodoxie en question peut tout autant être de nature à produire un homme sensé, qu'un homme insensé, selon si les idées en questions sont vraies ou fausses. Cependant, l'homme en tant qu'individu peut toujours refuser cette orthodoxie, à condition de disposer des qualités suffisantes : l'inné, caractère et intelligence ; mais aussi que ces facultés aient pu arriver à maturité : l'acquis, bonne éducation pour le caractère, bonne instruction pour l'intelligence. Il faut également qu'il soit prêt à payer le prix que ses opinions déviantes impliquent, que même s'il les reconnaît comme étant le bien, il l'assume, car il ne fait jamais bon être hétérodoxe : on risque au pire la persécution, au mieux le simple ostracisme, l'échec aussi. Je concilie encore destin et libre – arbitre de la volonté de l'homme.
Les supériorités sont souvent conjoncturelles, mais ne nions pas l'évidence. L'être humain peut anéantir ce qui lui plaît sur un caprice, et a tout loisir de disposer de toute vie sur terre ou presque. Il prévaut sans ambiguïté.
1- Pourquoi l'homme domine-t-il la terre ? Examinons les dires du chrétien, qui certes ne sont pas sans limites. Il répond par genèse 1.26 : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ». Autrement dit, l'homme est à l'image de Dieu ; en conséquence, il est le maître ou roi de la Terre : qu'il doit la gouverner, si possible en bon monarque, non en tyran.
L'homme prévaut parce qu'il est le plus intelligent, et en raison de sa faculté de choisir le bien, la volonté. Il ne se distingue des animaux que par les facultés qui en font l'image de Dieu : il a une condition mixte, image de Dieu par l'âme, animal par le corps. Ses facultés sont supérieures à celle de l'animal parce que son âme diffère de celle de l'animal. Son âme diffère de celle de l'animal car Dieu lui a prévu une condition différente : gouverner la terre implique la volonté et l'intelligence de l'homme, se retrouve dans sa condition d'homme.
2- Si l'homme perd de vue la Providence de Dieu, son rôle dans la création, la juste expression de ses facultés, sa responsabilité dans ses actes… comment voulez-vous qu'il ne dégénère pas en tyran de la Création ? Nous avons déjà dit que l'intelligence se rapporte au vrai, la volonté au bien. Si l'homme perd de vue le vrai, et le bien, comment ne pourrait-il pas abuser de ses facultés ?
Si le monde n'est plus que simple machine, pourquoi l'homme le respecterait-il ? Pourquoi alors ne pas en user, comme d'une simple matière, une simple ressource à exploiter ? Si l'homme n'est plus qu'un animal, simple égal des grands mammifères, pourquoi aurait-il une responsabilité morale ? N'est-il pas qu'une simple espèce parmi les autres ? Pourquoi son intelligence devrait aboutir à plus qu'au simple calcul, à la simple estimation des moyens par rapport à une fin, quelle qu'elle soit ? Pourquoi devrait-il vouloir le bien ? Pas simplement la satisfaction de ses désirs ou appétits ? Nous sommes destructeurs parce que nous sommes matérialistes.
Mais nous disposons de notre puissance actuelle également parce que nous sommes matérialistes : nous disposons de cet avantage, le développement ou progrès technique, parce que nous n'avons plus de limites, car tout n'est plus que matière, que ressource, que gisement d'un côté ; et que de l'autre, en l'absence de Providence de Dieu, qu'il soit hors de la matière ou en la matière, de doctrine du salut, la responsabilité n'existe plus, donc tout est permis.
Prenons l'exemple de la médecine. On progresse en considérant le corps comme simple matériau, gisement, tas de chair et d'os à restaurer, découper. Considérez tous les progrès qui sont devenus accessibles pour cette raison pendant le dernier siècle : ce que l'on pouvait soigner il y a un siècle, ce que l'on peut soigner aujourd'hui.
Seulement, nous en payons aussi la facture. Comment concilier de telles pratiques avec la « dignité de l'homme » ? N'est-elle plus qu'une simple formule vide de sens ? Comment même justifier un principe tel que l'indisponibilité du corps humain si l'on est matérialiste ? Il n'est pas surprenant donc que dans le même temps, nous pratiquions l'eugénisme, nous utilisions les embryons comme matière, nous sommes en passes d'accepter PMA, GPA, et autres horreurs. La légalisation de l'avortement de masse est-elle possible si l'on pense que l'embryon a une âme ? Si au contraire l'on pense qu'il est simple matière, dont n'a pas encore émergé la conscience ?
Je conclus. L'on ne peut pas être matérialiste, et regretter ses conséquences logiques. Mais je nuance : le matérialisme a ses avantages, disons notre condition actuelle d'occidental si l'on résume.
3- Vous reprochez aux progressistes dans vos posts précédents de commettre le mal : agir à leur guise indépendamment de l'ordre naturel conçu comme le bien, tout en raisonnant parfois en matérialiste, donc par-delà bien et mal, car le bien même ainsi défini reste une notion métaphysique. Vous voulez des règles, tout en détruisant les fondements de ces règles. Voyez - vous, devenir plus intelligent quant aux sciences de la matière, est parfaitement conciliable avec le fait de devenir complètement stupide dès lors que l'on s'éloigne de leur objet.
A-t-on véritablement progressé en métaphysique, dans les sciences de l'homme, et de la cité ? Ou admet-on que l'on a progressé de facto, parce que l'on pense le Progrès uniforme, plutôt que de penser un ou des progrès ? Certaines de nos sciences n'usurpent-elles pas le prestige acquis par les progrès des autres ? Ne passe-t-on pas à côté de régressions dès lors que le progrès n'est conçu que comme développement technique, ou simple accroissement de richesse, l'un étant lié à l'autre, de toute façon ? Quel est par exemple l'état de notre cité ? Que dire de l'homme moderne ? Je ne développe pas plus : c'est mon sujet habituel.
4- L'homme peut-il détruire l'univers ? Non. L'homme peut-il détruire son monde ? Non plus. Il peut, en bon tyran, plutôt qu'en bon monarque, le rendre invivable. Il peut l'altérer : soit que l'on entend simplement par-là le transformer en une immense décharge, soit que l'on pense qu'il peut le rendre en partie chaotique. Quelle est la puissance exacte de l'homme en tant que maître ou tyran de la Création ?
C'est d'ailleurs une grande contradiction des modernes : l'homme est à la fois minuscule, l'égal du chat face au grand tout ; mais en même temps très grand parce qu'il peut provoquer l'Armageddon. Il me semble que les modernes ne parviennent plus à répondre de manière satisfaisante aux questions suivantes : qu'est-ce que l'homme relativement au monde ? Quelle est la condition de l'homme ? Que peut-il en conséquence ? Comment doit-il agir en conséquence ? Voilà ce que j'affirme : même si l'homme se fait tyran plutôt que monarque, il se meut toujours dans les limites de sa condition. Il n'échappe pas au cercle que Dieu lui a tracé.
Vous ne voyez pas plus la force physique que la volonté. Vous en constatez les effets. En outre, la volonté, sur un plan philosophique, n'implique pas nécessairement le choix. Ce serait l'assimiler à la notion de libre arbitre, très discutable selon moi. J'évoquais, dans mes précédents messages, les notions de conatus, et de volonté de puissance, précisément car elles renvoient bien à la notion de volonté sans jamais évoquer le choix. Supposer que le choix est illusion tout en affirmant la primauté de la volonté, de la capacité à "persévérer dans son être" n'est pas antagonique. Je pense que vous utilisez à tort la définition vulgaire de la volonté, de cette notion éthérée et arbitraire, qui est déjà le stigmate sémantique d'une conception désincarnée de l'entendement humain. Une sorte de "vouloir" indépendant de la causalité, dont on ne sait trop ce qui l'anime.
1- Vous confondez volonté, et désir : le mouvement de l'âme vers un objet qui l'attire. Il faut encore reconnaître cet objet comme étant un bien, par la soumission de la volonté à l'intelligence, car je peux me figurer un bien qui ne l'est en fait pas, ce qui n'empêche que je le souhaitais car je l'imaginais comme un bien.
On ne sait trop si vous acceptez encore les idées de vrai et de bien, ou s'il s'agit d'illusions ? Ou si le bien sera alors la simple satisfaction du désir ? Ce serait encore envisager la volonté comme se rapportant à un bien, même si vicié ! Quelle sera alors l'opération de l'intelligence ? J'imagine, le simple calcul : le moyen pour parvenir à la fin ?
Vous réduisez aussi l'homme à un désir particulier, celui de puissance : expliquez-nous donc ce que sont les libido sentiendi et libido sciendi ? En quoi sont-elles des déclinaisons du désir de puissance ? Comment expliquez – vous d'ailleurs la capacité de résister au désir ? Reconnaître donc que ce qui semble un bien, n'en est en fait pas un ?
Vous parlez enfin de "persévérer dans être". Si l'on considère que l'être de l'homme est moral, par ce qui le fait homme : la possibilité de spéculer, et que ses facultés : en premier lieu volonté et intelligence s'y rapportent, l'éthique ne sera jamais que l'art de persévérer dans son être, d'observer le bien ; et l'homme qui observera l'éthique, qu'il faut encore déterminer, sera celui qui se comporte dignement. Il faut alors expliquer pourquoi l'homme peut mal agir, par sa condition particulière, double comme dit précédemment : la raison contre les passions, comme symptôme de la désunion en l'homme si l'on reste philosophe ; résultat du péché originel si l'on se fait théologien.
Pourquoi l'éthique existe comme art, selon vous ? Comment l'homme peut-il commettre le mal selon vous ? L'homme a-t-il une responsabilité ? Si oui, quel fondement ? S'il s'agit de son être, doit-il assumer ce à quoi il ne concourt pas ? L'animal et la machine ont-ils alors une responsabilité ? Puis-je poursuivre en justice le chat de mon voisin s'il se soulage dans mon jardin par exemple ?
2- En niant l'âme, il ne reste plus au matérialiste soit qu'à tout attribuer au corps, soit qu'à créer un ersatz de l'âme. Il est tenté de faire de la conscience le réceptacle de la volonté, par exemple. Emerge-t-elle de la matière en fonction de la disposition de la matière, de sa complexité, de son agencement ? C'est une émanation alors ? Comment peut-elle être le siège, ou participer des dites facultés ?
Les modernes ont leur propre révélation. Je ne crois pas leurs mécaniques différentes. Vous parlez de définir sans se référer à la réalité. Je parle de décréter sans constater, mais nous nous rejoignons sur le fond.
Et vous n'allez pas trop loin. J'abhorre toutes les timidités de la pensée de toute façon, et je vous lis avec un grand plaisir.
Merci sincèrement pour cet échange.
Je n'ai guère plus de temps pour vous répondre, et il y a tellement de choses à dire, mais j'espère que nous pourrons poursuivre prochainement.
Les questions dont nous traitons sont difficiles à éclairer en totalité ; elles sont pour partie mystérieuses, et il est fort probable qu'elles le resteront ; elles ne sont en aucun cas évidentes. Nous y répondons différemment : je le conçois. Mes réponses sont pour partie mystérieuses, je le conçois aussi.
En vérité, pour cette raison, toute discussion philosophique commence ou aboutit à une logomachie, et bien souvent ne peut même dépasser ce stade. En l'occurrence : qu'est-ce que la vérité ? Qu'est-ce que le monde ou premier Etre, ou Dieu ? Qu'est-ce que l'homme ? Qu'est-ce que l'âme s'il a une âme ? Quelles sont alors ses facultés ? Qu'est ce que l'intelligence ? La volonté ? La conscience si l'on préfère cette idée à l'âme ?
Mon but n'a jamais été la polémique, la guerre illimitée dans la discussion. J'espère ne pas vous avoir heurté par mes réponses : il est parfois difficile d'être sans concession, tout en restant courtois.