A L'ECONOMIE PROSTITUTIONNELLE DU
LIBERALISME LIBERTAIRE
1 Le pouvoir narcissique
a/ Plaire et faire, séduire ou travailler
Freud, qui ne soupçonne même pas l'engendrement
réciproque des contraires qui nous constituent, fait comme si
la praxis n'existait pas — heureux homme qui peut ne pas
savoir l'inconscient ! Pourtant, le miroir est à Narcisse ce que
le feu est à Vulcain : arme et outil. C'est le partage originel de
l'homme. A moi le plaire, à toi le faire. C'est le cogito de l'être
social : je suis mon image et/ou je suis ce que je fais.
Contradiction originelle qui sera le fondement de la lutte des
classes : d'un côté le pouvoir narcissique, de l'autre l'éthique
de la praxis. Narcisse est « en moi, plus moi-même que
moi ». Il se croit même plus beau que moi ! Il m'habite,
parasite du moi et création du même.
N'est-il pas temps — pour refonder à la base — de se
demander ce que Narcisse attend de moi et ce que je peux
faire de lui ? Ce sera proposer l'économie politique à
l'envers : révéler ce qui ne doit pas être dit par l'economisme
positiviste et réductionniste des économistes anglais et que
Marx lui-même n'a pas exploré.
Le narcissisme est le principe même du consumérisme : je
me consomme moi-même. Quelle délectation ! Restons-en
là. Moi, c'est moi. Le moi, c'est la redondance. Narcisse est
un envahisseur. Il se proclame l'identification du principe de
réalité et du principe de plaisir. Et c'est bien une vérité
essentielle à l'ontogenèse et à la phylogenèse : l'appareil
identitaire et l'appareil consumériste s'engendrent
réciproquement. C'est ce qui expliquerait la toute-puissance
de Narcisse. Il ne fait que rendre compte de la constitution
du genre humain. Ces deux dynamiques sont indissociables
en leur combat contre Vulcain.
Car le principe consumériste exclut tout travail. Pour être
lui-même, Narcisse doit être pur procès de consommation.
Mais, alors, quels sont ses moyens d'existence ? Cette
question est une balle de match, essentielle à l'économie
politique à l'envers, explicative, déjà, du marché du désir.
Elle révèle le dessous de la lutte des classes, la relation de
dépendance que le narcissisme met en place. Pour que le
consumérisme sans le travail soit possible, il faut le travail
sans consommation, l'exploitation du producteur et, à la
limite, la mise en esclavage.
Le narcissisme a comme corollaire la subordination du
travailleur par le consommateur. Les modalités de cette
soumission vont de l'accumulation primitive, du crime et de
la guerre exterminatrice, jusqu'à la soumission volontaire.
Narcisse, fort de l'identification du principe de plaisir et
du principe de réalité, peut en venir à son ultime
revendication, à ce qui fait son essence, sa puissance. Il se
prétend le cogito du Beau. C'est qu'il doute, lui aussi (comme
le cogito de Descartes). Le narcissisme est un pouvoir qui
doute de lui-même. Il est la proclamation de la beauté et de
la jeunesse et doute de sa propre beauté et de sa jeunesse.
Narcisse cache le narcissisme. Il apparaît comme
affirmation et n'est qu'interrogation. On croit qu'il n'est que
naïveté du reflet - la beauté qui s'admire elle-même - alors
qu'il n'est que doute : « suis-je Beau ? Pourquoi je veux être
Beau ? Et être le plus Beau ? Mais qu'est-ce que le Beau ? »
Pourquoi cette blessure narcissique (apportée par le stade du
miroir) ?
C'est le secret de Narcisse..., un bien triste secret qui ne
pourrait être dévoilé que sur le divan du psychanalyste : le
péché originel de la Beauté. Narcisse n'est pas assez beau
pour se moquer de l'être davantage. Il est d'abord en
concurrence avec lui-même, avec son image..., le doute. Le
beau-beau est ce qui ne s'interroge pas sur sa beauté : c'est la
réification — la statue de Praxitèle - ou la vie ordinaire du
bellâtre. Celui-ci est dans l'ontologie : la beauté va de soi.
Le beau est ontologiquement en question par la fuite du
temps. Pourquoi ne reste-t-on pas Beau et Jeune ? La beauté
se saisit en son vieillissement, en tant qu'usure de son
pouvoir. Le Beau est porteur de sa propre imperfection : il
existe de telle manière qu'il n'est qu'un moment entre deux
dépérissements.
La plus belle femme du monde doute de sa beauté : voyez
ce cheveu blanc. Le beau est l'appréhension du temps qui
défait la beauté. C'est ce que le miroir dit à Narcisse. La
beauté, elle aussi, dit le passage de la vie à la mort. La
jeunesse et la beauté sont un pouvoir vis à vis de l'Autre,
mais une parade dérisoire à l'égard de la mort. Le miroir dit
le désir d'immortalité : le désir de la Jeunesse et de la Beauté.
J'ai pu être cet instant de Jeunesse et Beauté. Et le reste du
temps, je cours derrière la Jeunesse et la Beauté. Narcisse,
c'est le désir de ne pas vieillir. En rester là, au stade du
miroir, au face à face de l'homme et de son image.
L'immortalité consiste à ne pas vieillir. Mais si le monde se
défait par le narcissisme, celui-ci refait le monde : Narcisse,
c'est le pouvoir de refaire le monde à son image.