« Dans le recensement de 1861 pour l'Angleterre et la principauté de Galles figurent sept cent quatre-vingt-une villes avec une population de dix millions neuf cent soixante mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit habitants, tandis que les villages et les paroisses de campagne n'en comptent que neuf millions cent cinq mille deux cent vingt-six... En 1851 le nombre des villes était de cinq cent quatre-vingts avec une population à peu près égale à celle des districts ruraux. Mais, tandis que dans ceux-ci la population ne s'augmentait que d'un demi-million, elle s'augmentait en cinq cent quatre-vingts villes de un million cinq cent cinquante-quatre mille soixante-sept habitants. L'accroissement de population est dans les paroisses rurales de six cinq pour cent, dans les villes de dix-sept trois. Cette différence doit être attribuée à l'émigration qui se fait des campagnes dans les villes. C'est ainsi que celles-ci absorbent les trois quarts de l'accroissement général de la population [3]. »
Pour que les districts ruraux deviennent pour les villes une telle source d'immigration, il faut que dans les campagnes elles-mêmes il y ait une surpopulation latente, dont on n'aperçoit toute l'étendue qu'aux moments exceptionnels où ses canaux de décharge s'ouvrent tout grands.
L'ouvrier agricole se trouve par conséquent réduit au minimum du salaire et a un pied déjà dans la fange du paupérisme.
La troisième catégorie de la surpopulation relative, la stagnante, appartient bien à l'armée industrielle active, mais en même temps l'irrégularité extrême de ses occupations en fait un réservoir inépuisable de forces disponibles. Accoutumée à la misère chronique, à des conditions d'existence tout à fait précaires et honteusement inférieures au niveau normal de la classe ouvrière, elle devient la large base de branches d'exploitation spéciales où le temps de travail atteint son maximum et le taux de salaire son minimum. Le soi-disant travail à domicile nous en fournit un exemple affreux.
Cette couche de la classe ouvrière se recrute sans cesse parmi les « surnuméraires » de la grande industrie et de l'agriculture, et surtout dans les sphères de production où le métier succombe devant la manufacture, celle-ci devant l'industrie mécanique. A part les contingents auxiliaires qui vont ainsi grossir ses rangs, elle se reproduit elle-même sur une échelle progressive. Non seulement le chiffre des naissances et des décès y est très élevé, mais les diverses catégories de cette surpopulation à l'état stagnant s'accroissent actuellement en raison inverse du montant des salaires qui leur échoient, et, par conséquent, des subsistances sur lesquelles elles végètent. Un tel phénomène ne se rencontre pas chez les sauvages ni chez les colons civilisés. Il rappelle la reproduction extraordinaire de certaines espèces animales faibles et constamment pourchassées. Mais, dit Adam Smith, « la pauvreté semble favorable à la génération ». C'est même une ordonnance divine d'une profonde sagesse, s'il faut en croire le spirituel et galant abbé Galiani, selon lequel « Dieu fait que les hommes qui exercent des métiers de première utilité naissent abondamment [4] ». « La misère, poussée même au point où elle engendre la famine et les épidémies, tend à augmenter la population au lieu de l'arrêter. » Après avoir démontré cette proposition par la statistique, Laing ajoute : « Si tout le monde se trouvait dans un état d'aisance, le monde serait bientôt dépeuplé [5]. »
Enfin, le dernier résidu de la surpopulation relative habite l'enfer du paupérisme. Abstraction faite des vagabonds, des criminels, des prostituées, des mendiants, et de tout ce monde qu'on appelle les classes dangereuses, cette couche sociale se compose de trois catégories.
La première comprend des ouvriers capables de travailler. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les listes statistiques du paupérisme anglais pour s'apercevoir que sa masse, grossissant à chaque crise et dans la phase de stagnation, diminue à chaque reprise des affaires. La seconde catégorie comprend les enfants des pauvres assistés et des orphelins. Ce sont autant de candidats de la réserve industrielle qui, aux époques de haute prospérité, entrent en masse dans le service actif, comme, par exemple, en 1860. La troisième catégorie embrasse les misérables, d'abord les ouvriers et ouvrières que le développement social a, pour ainsi dire, démonétisés, en supprimant l’œuvre de détail dont la division du travail avait fait leur seule ressource puis ceux qui par malheur ont dépassé l'âge normal du salarié; enfin les victimes directes de l'industrie - malades, estropiés, veuves, etc., dont le nombre s'accroît avec celui des machines dangereuses, des mines, des manufactures chimiques, etc.
Le paupérisme est l'hôtel des Invalides de l'armée active du travail et le poids mort de sa réserve. Sa production est comprise dans celle de la surpopulation relative, sa nécessité dans la nécessité de celle-ci, il forme avec elle une condition d'existence de la richesse capitaliste. Il entre dans les faux frais de la production capitaliste, frais dont le capital sait fort bien, d'ailleurs, rejeter la plus grande partie sur les épaules de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne.
La réserve industrielle est d'autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l'étendue et l'énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables. Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l'armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé. Plus s'accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s'accroît aussi le paupérisme officiel. Voilà la loi générale, absolue, de l'accumulation capitaliste. L'action de cette loi, comme de toute autre, est naturellement modifiée par des circonstances particulières.
On comprend donc toute la sottise de la sagesse économique qui ne cesse de prêcher aux travailleurs d'accommoder leur nombre aux besoins du capital. Comme si le mécanisme du capital ne le réalisait pas continuellement, cet accord désiré, dont le premier mot est : création d'une réserve industrielle, et le dernier : invasion croissante de la misère jusque dans les profondeurs de l'armée active du travail, poids mort du paupérisme.
La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l'homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste - où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production - en loi contraire, c'est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d'emploi, plus la condition d'existence du salarié, la vente de sa force, devient précaire. L'accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du travail, plus rapide que celui de la population, s'exprime donc en la formule contraire, savoir : la population productive croit toujours en raison plus rapide que le besoin que le capital peut en avoir.
L'analyse de la plus-value relative (sect. IV) nous a conduit à ce résultat : dans le système capitaliste toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s'exécutent aux dépens du travailleur individuel; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d'exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l'appendice d'une machine; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production-, ils substituent au travail attrayant le travail forcé; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l'ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du Jagernaut capitaliste.
Mais toutes les méthodes qui aident à la production de la plus-value favorisent également l'accumulation, et toute extension de celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure que le capital s'accumule.
Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l'accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. C'est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l'accumulation du capital et l'accumulation de la misère, de telle sorte qu'accumulation de richesse à un pôle, c'est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.
Ce caractère antagoniste de la production capitaliste [6] a frappé même des économistes, lesquels d'ailleurs confondent souvent les phénomènes par lesquels il se manifeste avec des phénomènes analogues, mais appartenant à des ordres de production. sociale antérieurs.
G. Ortès, moine vénitien et un des économistes marquants du XVIII° siècle. croit avoir trouvé dans l'antagonisme inhérent à la richesse capitaliste la loi immuable et naturelle de la richesse sociale. Au lieu de projeter, dit-il, « pour le bonheur des peuples, des systèmes inutiles, je me bornerai à chercher la raison de leur misère... Le bien et le mal économique se font toujours équilibre dans une nation (« il bene ed il male economico in una nazione sempre all'istessa misura ») : l'abondance des biens chez les uns est toujours égale au manque de biens chez les autres (« la copia dei beni in alcuni sempre eguale alla mancanza di essi in altri »); la grande richesse d'un petit nombre est toujours accompagnée de la privation des premières nécessités chez la multitude, la diligence excessive des uns rend forcée la fainéantise des autres; la richesse d'un pays correspond à sa population et sa misère correspond à sa richesse [7] ».
Mais, si Ortès était profondément attristé de cette fatalité économique de la misère, dix ans après lui, un ministre anglican, le révérend J. Townsend, vint, le cœur léger et même joyeux, la glorifier comme la condition nécessaire de la richesse. L'obligation légale du travail, dit-il, « donne trop de peine, exige trop de violence, et fait trop de bruit; la faim au contraire est non seulement une pression paisible, silencieuse et incessante, mais comme le mobile le plus naturel du travail et de l'industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants ». Perpétuer la faim du travailleur, c'est donc le seul article important de son code du travail, mais, pour l'exécuter, ajoute-t-il, il suffit de laisser faire le principe de population, actif surtout parmi les pauvres. « C'est une loi de la nature, paraît-il, que les pauvres soient imprévoyants jusqu'à un certain degré, afin qu'il y ait toujours des hommes prêts à remplir les fonctions les plus serviles, les plus sales et les plus abjectes de la communauté. Le fonds du bonheur humain (« the fund of human happiness ») en est grandement augmenté, les gens comme il faut, plus délicats (« the more delicate »), débarrassés de telles tribulations peuvent doucement suivre leur vocation supérieure... Les lois pour le secours des pauvres tendent à détruire l'harmonie et la beauté, l'ordre et la symétrie de ce système que Dieu et la nature ont établi dans le monde [8]. »
Si le moine vénitien trouvait dans la fatalité économique de la misère la raison d'être de la charité chrétienne, du célibat, des monastères, couvents, etc., le révérend prébendé y trouve donc au contraire un prétexte pour passer condamnation sur les « poor laws », les lois anglaises qui donnent aux pauvres le droit aux secours de la paroisse.
« Le progrès de la richesse sociale », dit Storch, « enfante cette classe utile de la société... qui exerce les occupations les plus fastidieuses, les plus viles et les plus dégoûtantes, qui prend, en un mot, sur ses épaules tout ce que la vie a de désagréable et d'assujettissant et procure ainsi aux autres classes le loisir, la sérénité d'esprit et la dignité conventionnelle (!) de caractère, etc [9]. » Puis, après s'être demandé en quoi donc au bout du compte elle l'emporte sur la barbarie, cette civilisation capitaliste avec sa misère et sa dégradation des masses, il ne trouve qu'un mot à répondre - la sécurité !
Sismondi constate que, grâce au progrès de l'industrie et de la science, chaque travailleur peut produire chaque jour beaucoup plus que son entretien quotidien. Mais cette richesse produit de son travail, le rendrait peu propre au travail, s'il était appelé à la consommer. Selon lui « les hommes (bien entendu, les hommes non-travailleurs) renonceraient probablement à tous les perfectionnements des arts, à toutes les jouissances que nous donnent les manufactures, s'il fallait que tous les achetassent par un travail constant, tel que celui de l'ouvrier... Les efforts sont aujourd'hui séparés de leur récompense; ce n'est pas le même homme qui travaille et qui se repose ensuite : mais c'est parce que l'un travaille que l'autre doit se reposer... La multiplication indéfinie des pouvoirs productifs du travail ne peut donc avoir pour résultat que l'augmentation du luxe ou des jouissances des riches oisifs [10] ». Cherbuliez, disciple de Sismondi, le complète en ajoutant : « Les travailleurs eux-mêmes.... en coopérant à l'accumulation des capitaux productifs, contribuent à l'événement qui, tôt ou tard, doit les priver d'une partie de leurs salaires [11]. »
Enfin, le zélateur à froid de la doctrine bourgeoise, Destutt de Tracy, dit carrément :
« Les nations pauvres, c'est là où le peuple est à son aise; et les nations riches, c'est là où il est ordinairement pauvre [12]. »
Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste (Toujours, oui je lis en même temps que je poste... admettez que la citation de la dernière page était choquante pour avoir la référence allez sur marxist.org)
V. - Illustration de la loi générale de l'accumulation capitaliste
a) L'Angleterre de 1846 à 1866.
Aucune période de la société moderne ne se prête mieux à l'étude de l'accumulation capitaliste que celle des vingt dernières années [1] : il semble qu'elle ait trouvé l'escarcelle enchantée de Fortunatus. Cette fois encore, l'Angleterre figure comme le pays modèle, et parce que, tenant le premier rang sur le marché universel, c'est chez elle seule que la production capitaliste s'est développée dans sa plénitude, et parce que le règne millénaire du libre-échange, établi dès 1846, y a chassé l'économie vulgaire de ses derniers réduits. Nous avons déjà suffisamment indiqué (sections III et IV) le progrès gigantesque de la production anglaise pendant cette période de vingt ans, dont la dernière moitié surpasse encore de beaucoup la première.
Bien que dans le dernier demi‑siècle la population anglaise se soit accrue très considérablement, son accroissement proportionnel ou le taux de l'augmentation a baissé constamment, ainsi que le montre le tableau suivant emprunté au recensement officiel de 1861 :
Examinons maintenant l'accroissement parallèle de la richesse. Ici la base la plus sûre, c'est le mouvement des profits industriels, rentes foncières, etc., soumis à l'impôt sur le revenu. L'accroissement des profits imposés (fermages et quelques autres catégories non comprises) atteignit, pour la Grande-Bretagne, de 1853 à 1864, le chiffre de cinquante quarante-sept pour cent (ou 4,58 % par an en moyenne [2]), celui de la population, pendant la même période, fut de douze pour cent. L'augmentation des rentes imposables du sol (y compris les maisons, les chemins de fer, les mines, les pêcheries, etc.) atteignit, dans le même intervalle de temps, trente‑huit pour cent ou trois cinq douzièmes pour cent par an, dont la plus grande part revient aux catégories suivantes :
Si l'on compare entre elles, quatre par quatre, les années de la période 1853‑1864, le degré d'augmentation des revenus s'accroît continuellement; celui des revenus dérivés du profit, par exemple, est annuellement de un soixante-treize pour cent de 1853 à 1857, de deux soixante-quatorze pour cent pour chaque année entre 1857 et 1861, et enfin de neuf trente pour cent entre 1861 et 1864. La somme totale des revenus imposés dans le Royaume‑Uni s'élevait en 1856 à trois cent sept millions soixante-huit mille huit cent quatre-vingt-dix-huit livres sterling, un 1859 à trois cent vingt-huit millions cent vingt-sept mille quatre cent seize livres sterling, en 1862 à trois cent cinquante et un millions sept cent quarante-cinq mille deux cent quarante et une livres sterling, en 1863 à trois cent cinquante‑neuf millions cent quarante-deux mille huit cent quatre-vingt-dix-sept livres sterling, en 1864 à trois cent soixante-deux millions quatre cent soixante-deux mille deux cent soixante‑dix‑neuf livres sterling, en 1865 à trois cent quatre‑vingt‑cinq millions cinq cent trente mille vingt livres sterling [3].
La centralisation du capital marchait de pair avec son accumulation. Bien qu'il n'existât aucune statistique agricole officielle pour l'Angleterre (mais bien pour l'Irlande), dix comtés en fournirent une volontairement. Elle donna pour résultat que de 1851 à 1861 le chiffre des fermes au‑dessous de cent acres était descendu de trente et un mille cinq cent quatre-vingt-trois à vingt-six mille cinq cent soixante-sept, et que, par conséquent, cinq mille seize d'entre elles avaient été réunies à des fermes plus considérables [4]. De 1815 à 1825, il n'y avait pas une seule fortune mobilière, assujettie à l'impôt sur les successions, qui dépassât un million de livres sterling; il y en eut huit de 1825 à 1855 et quatre de 1856 au mois de juin 1859, c'est‑à‑dire, en quatre ans et demi [5]. Mais c'est surtout par une rapide analyse de l'impôt sur le revenu pour la catégorie D (profits industriels et commerciaux, non compris les fermes, etc.), dans les années 1864 et 1865, que l'on peut le mieux juger le progrès de la centralisation. Je ferai remarquer auparavant que les revenus qui proviennent de cette source payent l'income tax à partir de soixante livres sterling et non au‑dessous. Ces revenus imposables se montaient, en 1864, pour l’Angleterre, la principauté de Galles et l'Écosse, à quatre‑vingt‑quinze millions huit cent quarante quatre mille deux cent vingt-deux livres sterling, et en 1865 à cent cinq millions quatre cent trente-cinq mille cinq cent soixante-dix‑neuf livres sterling [6]. Le nombre des imposés était, en 1864, de trois cent huit mille quatre cent seize individus, sur une population totale de vingt-trois millions huit cent quatre-vingt‑onze mille neuf, et en 1865 de trois cent trente-deux mille quatre cent trente et un individus, sur une population totale de vingt-quatre millions cent vingt-sept mille trois. Voici comment se distribuaient ces revenus dans les deux années :
Il a été produit en 1855, dans le Royaume‑Uni, soixante et un millions quatre cent cinquante-trois mille soixante‑dix‑neuf tonnes de charbon d'une valeur de seize millions cent trente-trois mille deux cent soixante-sept livres sterling, en 1864 : quatre-vingt-douze millions sept cent quatre‑vingt‑sept mille huit cent soixante-treize tonnes d'une valeur de vingt-trois millions cent quatre-vingt-dix-sept mille neuf cent soixante-huit livres sterling, en 1855 : trois millions deux cent dix‑huit mille cent cinquante-quatre tonnes de fer brut d'une valeur de huit millions quarante-cinq mille trois cent quatre‑vingt‑cinq livres sterling, en 1864 : quatre millions sept cent soixante-sept mille neuf cent cinquante et une tonnes d'une valeur de onze millions neuf cent dix-neuf mille huit cent soixante‑dix‑sept livres sterling. En 1854, l'étendue des voies ferrées ouvertes dans le Royaume‑Uni atteignait huit mille cinquante‑quatre milles, avec un capital s'élevant à deux cent quatre‑vingt‑six millions soixante-huit mille sept cent quatre-vingt-quatorze livres sterling; en 1864, cette étendue était de douze mille sept cent quatre‑vingt‑neuf milles, avec un capital versé de quatre cent vingt-cinq millions sept cent dix-neuf mille six cent treize livres sterling. L'ensemble de l'exportation et de l'importation du Royaume‑Uni se monta, en 1854, à deux cent soixante‑huit millions deux cent dix mille cent quarante-cinq livres sterling, et en 1865 à quatre cent quatre‑vingt‑neuf millions neuf cent vingt-trois mille deux cent quatre‑vingt‑cinq. Le mouvement de l'exportation est indiqué dans la table qui suit :
Si vous voulez que je refasse la démo avec des statistique plus récentes dîtes.
On comprend, après ces quelques indications, le cri de triomphe du Registrar Général du peuple anglais : « Si rapide qu'ait été l'accroissement de la population, il n'a point marché du même pas que le progrès de l'industrie et de la richesse [8]. » Tournons-nous maintenant vers les agents immédiats de cette industrie, les producteurs de cette richesse, la classe ouvrière. « C'est un des traits caractéristiques les plus attristants de l'état social de ce pays, dit M. Gladstone, qu'en même temps que la puissance de consommation du peuple a diminué, et que la misère et les privations de la classe ouvrière ont augmenté, il y a eu une accumulation croissante de richesse chez les classes supérieures et un accroissement constant de capital [9]. » Ainsi parlait cet onctueux ministre à la Chambre des communes, le 14 février 1843. Vingt ans plus tard, le 16 avril 1863, exposant son budget, il s'exprime ainsi : « De 1842 à 1852, l'augmentation dans les revenus imposables de ce pays avait été de six pour cent... De 1853 à 1861, c'est‑à‑dire dans huit années, si l'on prend pour base le chiffre de 1853, elle a été de vingt pour cent ! Le fait est si étonnant qu'il en est presque incroyable... Cette augmentation étourdissante (intoxicating) de richesse et de puissance... est entièrement restreinte aux classes qui possèdent..., elle doit être d'un avantage indirect pour la population ouvrière, parce qu'elle fait baisser de prix les articles de consommation générale. En même temps que les riches sont devenus plus riches, les pauvres sont devenus moins pauvres. Que les extrêmes de la pauvreté soient moindres, c'est ce que je ne prétends pas affirmer [10]. » La chute en est jolie ! Si la classe ouvrière est restée « pauvre, moins pauvre » seulement, à proportion qu'elle créait pour la classe propriétaire une « augmentation étourdissante, de richesse et de puissance », elle est restée tout aussi pauvre relativement parlant. Si les extrêmes de la pauvreté n'ont pas diminué, ils se sont accrus en même temps que les extrêmes de la richesse. Pour ce qui est de la baisse de prix des moyens de subsistance, la statistique officielle, les indications de l'Orphelinat de Londres, par exemple, constatent un enchérissement de vingt pour cent pour la moyenne des trois années de 1860 à 1862 comparée avec celle de 1851 à 1853. Dans les trois années suivantes, 1863‑1865, la viande, le beurre, le lait, le sucre, le sel, le charbon et une masse d'autres articles de première nécessité, enchérissent progressivement [11]. Le discours de M. Gladstone, du 7 avril 1864, est un vrai dithyrambe d'un vol pindarique. Il y chante l'art de s'enrichir et ses progrès et aussi le bonheur du peuple tempéré par la « pauvreté ». Il y parle de masses situées « sur l'extrême limite du paupérisme », de branches d'industrie où le salaire ne s'est pas élevé, et finalement il résume la félicité de la classe ouvrière dans ces quelques mots : « La vie humaine est, dans neuf cas sur dix, une lutte pour l'existence [12]. » Le professeur Fawcett, qui n'est point, comme le ministre, retenu par des considérations officielles, s'exprime plus carrément : « Je ne nie pas, dit‑il, que le salaire ne se soit élevé (dans les vingt dernières années), avec l'augmentation du capital : mais cet avantage apparent est en grande partie perdu, parce qu'un grand nombre de nécessités de la vie deviennent de plus en plus chères (il attribue cela à la baisse de valeur des métaux précieux)... Les riches deviennent rapidement plus riches (the rich grow rapidly richer), sans qu'il y ait d'amélioration appréciable dans le bien-être des classes ouvrières... Les travailleurs deviennent presque esclaves des boutiquiers dont ils sont les débiteurs [13]. »
Les conditions dans lesquelles la classe ouvrière anglaise a produit, pendant les vingt à trente dernières années, la susdite « augmentation étourdissante de richesse et de puissance » pour les classes possédantes, sont connues du lecteur. Les sections de cet ouvrage qui traitent de la journée de travail et des machines l'ont suffisamment renseigné à ce sujet. Mais ce que nous avons étudié alors, c'était surtout le travailleur au milieu de l'atelier où il fonctionne. Pour mieux pénétrer la loi de l'accumulation capitaliste, il faut nous arrêter un instant à sa vie privée, et jeter un coup d’œil sur sa nourriture et son habitation. Les limites de cet ouvrage m'imposent de m'occuper ici principalement de la partie mal payée des travailleurs industriels et agricoles, dont l'ensemble forme la majorité de la classe ouvrière [14].
Mais auparavant encore un mot sur le paupérisme officiel, c'est‑à‑dire sur la portion de la classe ouvrière qui, ayant perdu sa condition d'existence, la vente de sa force, ne vit plus que d'aumônes publiques. La liste officielle des pauvres, en Angleterre [15], comptait, en 1855 : huit cent cinquante et un mille trois cent soixante-neuf personnes, en 1856 : huit cent soixante‑dix-sept mille sept cent soixante-sept, en 1865 : neuf cent soixante et onze mille quatre cent trente-huit. Par suite de la disette du coton, elle s'éleva, dans les années 1863 et 1864, à un million soixante‑dix‑neuf mille trois cent quatre‑vingt‑deux et un million quatorze mille neuf cent soixante‑dix‑huit personnes. La crise de 1866, qui frappa surtout la ville de Londres, créa dans ce siège du marché universel, plus populeux que le royaume d'Écosse, un surcroît de pauvres de dix-neuf et demi pour cent pour cette année comparée à 1865, de vingt-quatre quatre pour cent par rapport à 1864, et un accroissement plus considérable encore pour les premiers mois de 1867 comparés à 1866. Dans l'analyse de la statistique du paupérisme, deux points essentiels sont à relever. D'une part, le mouvement de hausse et de baisse de la masse des pauvres reflète les changements périodiques du cycle industriel. D'autre part, la statistique officielle devient un indice de plus en plus trompeur du paupérisme réel, à mesure qu'avec l'accumulation du capital la lutte des classes s'accentue et que le travailleur acquiert un plus vif sentiment de soi‑même. Le traitement barbare des pauvres au Workhouse, qui fit pousser à la presse anglaise (Times, Pall Mall Gazette, etc.) de si hauts cris il y a quelques années, est d'ancienne date. Fr. Engels signala, en 1844, les mêmes cruautés et les mêmes déclamations passagères de la « littérature à sensation ». Mais l'augmentation terrible à Londres, pendant les derniers dix ans, des cas de morts de faim (deaths of starvation), est une démonstration évidente, « sans phrase », de l'horreur croissante des travailleurs pour l'esclavage des Workhouses, ces maisons de correction de la misère.
Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste
V. - Illustration de la loi générale de l'accumulation capitaliste
b) Les couches industrielles mal payées.
Jetons maintenant un coup d'oeil sur les couches mal payées de la classe ouvrière anglaise. Pendant la crise cotonnière de 1862, le docteur Smith fut chargé par le Conseil privé d'une enquête sur les conditions d'alimentation des ouvriers dans la détresse. Plusieurs années d'études antérieures l'avaient conduit au résultat suivant : « Pour prévenir les maladies d'inanition (starvation diseases), il faudrait que la nourriture quotidienne d'une femme moyenne contint au moins trois mille neuf cents grains de carbone et cent quatre‑vingts d'azote, et celle d'un homme moyen deux cents grains d'azote avec quatre mille trois cents grains de carbone. Pour les femmes il faudrait autant de matière nutritive qu'en contiennent deux livres de bon pain de froment, pour les hommes un neuvième en plus, la moyenne hebdomadaire pour les hommes et les femmes adultes devant atteindre au moins vingt-huit mille six cents grains de carbone et mille trois cent trente d'azote. » Les faits confirmèrent son calcul d'une manière surprenante, en ce sens qu'il se trouva concorder parfaitement avec la chétive quantité de nourriture à laquelle, par suite de la crise, la consommation des ouvriers cotonniers avait été réduite. Elle n'était, en décembre 1862, que de vingt-neuf mille deux cent onze grains de carbone et mille deux cent quatre-vingt-quinze d'azote par semaine.
En 1863, le Conseil privé ordonna une enquête sur la situation de la partie la plus mal nourrie de la classe ouvrière anglaise. Son médecin officiel, le docteur Simon, choisit pour l'aider dans ce travail le docteur Smith ci‑dessus mentionné. Ses recherches embrassèrent les travailleurs agricoles d'une part, et de l'autre les tisseurs de soie, les couturières, les gantiers, les bonnetiers, les tisseurs de gants et les cordonniers. Les dernières catégories, à l'exception des bonnetiers, habitent exclusivement dans les villes. Il fut convenu qu'on prendrait pour règle dans cette enquête de choisir, dans chaque catégorie, les familles dont la santé et la position laisseraient le moins à désirer.
On arriva à ce résultat général que : « Dans une seule classe, parmi les ouvriers des villes, la consommation d'azote dépassait légèrement le minimum absolu au‑dessous duquel se déclarent les maladies d'inanition; que dans deux classes la quantité de nourriture azotée aussi bien que carbonée faisait défaut, et même grandement défaut dans l'une d'elles; que parmi les familles agricoles plus d'un cinquième obtenait moins que la dose indispensable d'alimentation carbonée et plus d'un tiers de moins que la dose indispensable d'alimentation azotée; qu'enfin dans trois comtés (Berkshire, Oxfordshire et Somersetshire) le minimum de nourriture azotée n'était pas atteint [1]: » Parmi les travailleurs agricoles, l'alimentation la plus mauvaise était celle des travailleurs de l'Angleterre, la partie la plus riche du Royaume‑Uni [2]. Chez les ouvriers de la campagne, l'insuffisance de nourriture, en général, frappait principalement les femmes et les enfants, car « il faut que l'homme mange pour faire sa besogne ». Une pénurie bien plus grande encore exerçait ses ravages au milieu de certaines catégories de travailleurs des villes soumises à l'enquête. « Ils sont si misérablement nourris que les cas de privations cruelles et ruineuses pour la santé doivent être nécessairement nombreux [3]. » Abstinence du capitaliste que tout cela !
Il s'abstient, en effet, de fournir à ses esclaves simplement de quoi végéter.
La table suivante permet de comparer l'alimentation de ces dernières catégories de travailleurs urbains avec celle des ouvriers cotonniers pendant l'époque de leur plus grande misère et avec la dose minima adoptée par le docteur Smith :
Une moitié des catégories de travailleurs industriels ne prenait jamais de bière; un tiers, vingt-huit pour cent, jamais de lait. La moyenne d'aliments liquides, par semaine, dans les familles, oscillait de sept onces chez les couturières à vingt-quatre onces trois quarts chez les bonnetiers. Les couturières de Londres formaient la plus grande partie de celles qui ne prenaient jamais de lait. Le quantum de pain consommé hebdomadairement variait de sept livres trois quarts chez les couturières à onze et quart chez les cordonniers; la moyenne totale était de neuf livres par tête d'adulte. Le sucre (sirop, etc.) variait par semaine également de quatre onces pour les gantiers à dix onces pour les bonnetiers; la moyenne totale par adulte, dans toutes les catégories, ne s'élevait pas au‑dessus de huit onces. Celle du beurre (graisse, etc.), était de cinq onces. Quant à la viande (lard, etc.), la moyenne hebdomadaire par adulte oscillait entre sept onces et quart chez les tisseurs de soie, et dix-huit et quart chez les gantiers. La moyenne totale était de treize onces un sixième pour les diverses catégories. Les frais de nourriture par semaine, pour chaque adulte, atteignaient les chiffres moyens suivants : Tisseurs de soie, deux shillings deux pence et demi; couturières, deux shillings sept pence; gantiers, deux shillings neuf pence et demi; cordonniers, deux shillings sept pence trois quarts; bonnetiers, deux shillings six pence un quart. Pour les tisseurs de soie de Macclesfield, la moyenne hebdomadaire ne s'élevait pas au‑dessus de un shilling huit pence un quart. Les catégories les plus mal nourries étaient celles des couturières, des tisseurs de soie et des gantiers [5].
« Quiconque est habitué à traiter les malades pauvres ou ceux des hôpitaux, résidents ou non », dit le docteur Sirnon dans son rapport général, « ne craindra pas d'affirmer que les cas dans lesquels l'insuffisance de nourriture produit des maladies ou les aggrave sont, pour ainsi dire, innombrables... Au point de vue sanitaire, d'autres circonstances décisives viennent s'ajouter ici... On doit se rappeler que toute réduction sur la nourriture n'est supportée qu'à contrecœur, et qu'en général la diète forcée ne vient qu'à la suite de bien d'autres privations antérieures. Longtemps avant que le manque d'aliments pèse dans la balance hygiénique, longtemps avant que le physiologiste songe à compter les doses d'azote et de carbone entre lesquelles oscillent la vie et la mort par inanition, tout confort matériel aura déjà disparu du foyer domestique. Le vêtement et le chauffage auront été réduits bien plus encore que l'alimentation. Plus de protection suffisante contre les rigueurs de la température; rétrécissement du local habité à un degré tel que cela engendre des maladies ou les aggrave; à peine une trace de meubles ou d'ustensiles de ménage. La propreté elle-même sera devenue coûteuse ou difficile. Si par respect pour soi même on fait encore des efforts pour l'entretenir, chacun de ces efforts représente un supplément de faim. On habitera là où le loyer est le moins cher, dans les quartiers où l'action de la police sanitaire est nulle, où il y a le plus de cloaques infects, le moins de circulation, le plus d'immondices en pleine rue, le moins d'eau ou la plus mauvaise, et, dans les villes, le moins d'air et de lumière. Tels sont les dangers auxquels la pauvreté est exposée inévitablement, quand cette pauvreté implique manque de nourriture. Si tous ces maux réunis pèsent terriblement sur la vie, la simple privation de nourriture est par elle-même effroyable... Ce sont là des pensées pleines de tourments, surtout si l'on se souvient que la misère dont il s'agit n'est pas celle de la paresse, qui n'a à s'en prendre qu'à elle-même. C'est la misère de gens laborieux. Il est certain, quant aux ouvriers des villes, que le travail au moyen duquel ils achètent leur maigre pitance est presque toujours prolongé au‑delà de toute mesure. Et cependant on ne peut dire, sauf en un sens très restreint, que ce travail suffise à les sustenter... Sur une très grande échelle, ce n'est qu'un acheminement plus ou moins long vers le paupérisme [6]. »
Pour saisir la liaison intime entre la faim qui torture les couches les plus travailleuses de la société et l'accumulation capitaliste, avec son corollaire, la surconsommation grossière ou raffinée des riches, il faut connaître les lois économiques. Il en est tout autrement dès qu'il s'agit des conditions du domicile. Tout observateur désintéressé voit parfaitement que, plus les moyens de production se concentrent sur une grande échelle, plus les travailleurs s'agglomèrent dans un espace étroit; que, plus l'accumulation du capital est rapide, plus les habitations ouvrières deviennent misérables. Il est évident, en effet, que les améliorations et embellissements (improvements) des villes, ‑ conséquence de l'accroissement de la richesse, ‑ tels que démolition des quartiers mal bâtis, construction de palais pour banques, entrepôts, etc., élargissement des rues pour la circulation commerciale et les carrosses de luxe, établissement de voies ferrées à l'intérieur, etc., chassent toujours les pauvres dans des coins et recoins de plus en plus sales et insalubres. Chacun sait, d'autre part, que la cherté des habitations est en raison inverse de leur bon état, et que les mines de la misère sont exploitées par la spéculation avec plus de profit et à moins de frais que ne le furent jamais celles du Potose. Le caractère antagonique de l'accumulation capitaliste, et conséquemment des relations de propriété qui en découlent, devient ici tellement saisissable [7] que même les rapports officiels anglais sur ce sujet abondent en vives sorties peu orthodoxes contre la « propriété et ses droits ». Au fur et à mesure du développement de l'industrie, de l'accumulation du capital, de l'agrandissement des villes et de leur embellissement, le mal fit de tels progrès, que la frayeur des maladies contagieuses, qui n'épargnent pas même la respectability, les gens comme il faut, provoqua de 1847 à 1864 dix actes du Parlement concernant la police sanitaire, et que dans quelques villes, telles que Liverpool, Glasgow, etc., la bourgeoisie épouvantée contraignit les municipalités à prendre des mesures de salubrité publique. Néanmoins le docteur Simon s'écrie dans son rapport de 1865 : « Généralement parlant, en Angleterre, le mauvais état des choses a libre carrière ! » Sur l'ordre du Conseil privé, une enquête eut lieu en 1864 sur les conditions d'habitation des travailleurs des campagnes, et en 1865 sur celles des classes pauvres dans les villes. Ces admirables travaux, résultat des études du docteur Julien Hunter, se trouvent dans les septième (1865) et huitième (1866) rapports sur la santé publique. Nous examinerons plus tard la situation des travailleurs des campagnes. Avant de faire connaître celle des ouvriers des villes, citons une observation générale du docteur Simon : « Quoique mon point de vue officiel, dit‑il, soit exclusivement physique, l'humanité la plus ordinaire ne permet pas de taire l'autre côté du mal. Parvenu à un certain degré, il implique presque nécessairement une négation de toute pudeur, une promiscuité révoltante, un étalage de nudité qui est moins de l'homme que de la bête. Etre soumis à de pareilles influences, c'est une dégradation qui, si elle dure, devient chaque jour plus profonde. Pour les enfants élevés dans cette atmosphère maudite, c'est un baptême dans l'infamie (baptism into infamy). Et c'est se bercer du plus vain espoir que d'attendre de personnes placées dans de telles conditions qu'à d'autres égards elles s'efforcent d'atteindre à cette civilisation élevée dont l'essence consiste dans la pureté physique et morale [8]. »
C'est Londres qui occupe le premier rang sous le rapport des logements encombrés, ou absolument impropres à servir d'habitation humaine. Il y a deux faits certains, dit le docteur Hunter : « Le premier, c'est que Londres renferme vingt grandes colonies fortes d'environ dix mille personnes chacune, dont l'état de misère dépasse tout ce qu'on a vu jusqu'à ce jour en Angleterre, et cet état résulte presque entièrement de l'accommodation pitoyable de leurs demeures. Le second, c'est que le degré d'encombrement et de ruine de ces demeures est bien pire qu'il y a vingt ans [9]. Ce n'est pas trop dire que d'affirmer que dans nombre de quartiers de Londres et de Newcastle la vie est réellement infernale [10]. »
A Londres, la partie même la mieux posée de la classe ouvrière, en y joignant les petits détaillants et d'autres éléments de la petite classe moyenne, subit chaque jour davantage l'influence fatale de ces abjectes conditions de logement, à mesure que marchent les « améliorations », et aussi la démolition des anciens quartiers, à mesure que les fabriques toujours plus nombreuses font affluer des masses d'habitants dans la métropole, et enfin que les loyers des maisons s'élèvent avec la rente foncière dans les villes. « Les loyers ont pris des proportions tellement exorbitantes, que bien peu de travailleurs peuvent payer plus d'une chambre [11]. » Presque pas de propriété bâtie à Londres qui ne soit surchargée d'une foule d'intermédiaires (middlemen). Le prix du sol y est très élevé en comparaison des revenus qu'il rapporte annuellement, chaque acheteur spéculant sur la perspective de revendre tôt ou tard son acquêt à un prix de jury (c'est‑à‑dire suivant le taux établi par les jurys d'expropriation), ou sur le voisinage d'une grande entreprise qui en hausserait considérablement la valeur. De là un commerce régulier pour l'achat de baux près d'expirer. « Des gentlemen de cette profession il n'y a pas autre chose à attendre; ils pressurent les locataires le plus qu'ils peuvent et livrent ensuite la maison dans le plus grand délabrement possible aux successeurs [12]. » La location est à la semaine, et ces messieurs ne courent aucun risque. Grâce aux constructions de voies ferrées dans l'intérieur de la ville, « on a vu dernièrement dans la partie est de Londres une foule de familles, brusquement chassées de leurs logis un samedi soir, errer à l'aventure, le dos chargé de tout leur avoir en ce monde, sans pouvoir trouver d'autre refuge que le Workhouse [13] ». Les Workhouses sont déjà remplis outre mesure, et les « embellissements » octroyés par le Parlement n'en sont encore qu'au début.
Les ouvriers chassés par la démolition de leurs anciennes demeures ne quittent point leur paroisse, ou ils s'en établissent le plus près possible, sur la lisière. « Ils cherchent naturellement à se loger dans le voisinage de leur atelier, d'où il résulte que la famille qui avait deux chambres est forcée de se réduire à une seule. Lors même que le loyer en est plus élevé, le logement nouveau est pire que celui, déjà mauvais, d'où on les a expulsés. La moitié des ouvriers du Strand sont déjà obligés de faire une course de deux milles pour se rendre à leur atelier. » Ce Strand, dont la rue principale donne à l'étranger une haute idée de la richesse londonienne, va précisément nous fournir un exemple de l'entassement humain qui règne à Londres. L'employé de la police sanitaire a compté dans une de ses paroisses cinq cent quatre‑vingt‑un habitants par acre, quoique la moitié du lit de la Tamise fût comprise dans cette estimation. Il va de soi que toute mesure de police qui, comme cela s'est fait jusqu'ici à Londres, chasse les ouvriers d'un quartier en en faisant démolir les maisons inhabitables, ne sert qu'à les entasser plus à l'étroit dans un autre. « Ou bien il faut absolument », dit le docteur Hunter, « que ce mode absurde de procéder ait un terme, ou bien la sympathie publique ( !) doit s'éveiller pour ce que l'on peut appeler sans exagération un devoir national. Il s'agit de fournir un abri à des gens qui ne peuvent s'en procurer faute de capital, mais n'en rémunèrent pas moins leurs propriétaires par des payements périodiques [14]. » Admirez la justice capitaliste ! Si le propriétaire foncier, le propriétaire de maisons, l'homme d'affaires, sont expropriés pour causes d'améliorations, telles que chemins de fer, construction de rues nouvelles, etc., ils n'obtiennent pas seulement indemnité pleine et entière. Il faut encore, selon le droit et l'équité, les consoler de leur « abstinence », de leur « renoncement » forcé, en leur octroyant un bon pourboire. Le travailleur, lui, est jeté sur le pavé avec sa femme, ses enfants et son saint‑crépin, et, s'il se presse par trop grandes masses vers les quartiers de la ville où la municipalité est à cheval sur les convenances, il est traqué par la police au nom de la salubrité publique !
Au commencement du XIX° siècle il n'y avait, en dehors de Londres, pas une seule ville en Angleterre qui comptât cent mille habitants. Cinq seulement en comptaient plus de cinquante mille. Il en existe aujourd'hui vingt-huit dont la population dépasse ce nombre. « L'augmentation énorme de la population des villes n'a pas été le seul résultat de ce changement, mais les anciennes petites villes compactes sont devenues des centres autour desquels des constructions s'élèvent de tous côtés, ne laissant arriver l'air de nulle part. Les riches, ne les trouvant plus agréables, les quittent pour les faubourgs, où ils se plaisent davantage. Les successeurs de ces riches viennent donc occuper leurs grandes maisons; une famille s'installe dans chaque chambre, souvent même avec des sous‑locataires. C'est ainsi qu'une population entière s'est installée dans des habitations qui n'étaient pas disposées pour elle, et où elle était absolument déplacée, livrée à des influences dégradantes pour les adultes et pernicieuses pour les enfants [15] ».
A mesure que l'accumulation du capital s'accélère dans une ville industrielle ou commerciale, et qu'y afflue le matériel humain exploitable, les logements improvisés des travailleurs empirent. Newcastle‑on‑Tyne, centre d'un district dont les mines de charbon et les carrières s'exploitent toujours plus en grand, vient immédiatement après Londres sur l'échelle des habitations infernales. Il ne s'y trouve pas moins de trente-quatre mille individus qui habitent en chambrées. La police y a fait démolir récemment, ainsi qu'à Gateshead, un grand nombre de maisons pour cause de danger public. La construction des maisons nouvelles marche très lentement, mais les affaires vont très vite. Aussi la ville était‑elle en 1865 bien plus encombrée qu'auparavant. A peine s'y trouvait‑il une seule chambre à louer. « Il est hors de doute, dit le docteur Embleton, médecin de l'hôpital des fiévreux de Newcastle, que la durée et l'expansion du typhus n'ont pas d'autre cause que l'entassement de tant d'êtres humains dans des logements malpropres. Les maisons où demeurent ordinairement les ouvriers sont situées dans des impasses ou des cours fermées. Au point de vue de la lumière, de l'air, de l'espace et de la propreté, rien de plus défectueux et de plus insalubre; c'est une honte pour tout pays civilisé. Hommes, femmes et enfants, y couchent la nuit pêle-mêle. A l'égard des hommes, la série de nuit y succède à la série de jour sans interruption, si bien que les lits n'ont pas même le temps de refroidir. Manque d'eau, absence presque complète de latrines, pas de ventilation, une puanteur et une peste [16]. » Le prix de location de tels bouges est de huit pence à trois shillings par semaine. « Newcastle‑uponTyne, dit le docteur Hunter, nous offre l'exemple d'une des plus belles races de nos compatriotes tombée dans une dégradation presque sauvage, sous l'influence de ces circonstances purement externes, l'habitation et la rue [17]. »
Suivant le flux et le reflux du capital et du travail, l'état des logements dans une ville industrielle peut être aujourd'hui supportable et demain abominable. Si l'édilité s'est enfin décidée à faire un effort pour écarter les abus les plus criants, voilà qu'un essaim de sauterelles, un troupeau d'Irlandais déguenillés ou de pauvres travailleurs agricoles anglais, fait subitement invasion. On les amoncelle dans des caves et des greniers, ou bien on transforme la ci‑devant respectable maison du travailleur en une sorte de camp volant dont le personnel se renouvelle sans cesse. Exemple : Bradford. Le Philistin municipal y était justement occupé de réformes urbaines; il s'y trouvait en outre, en 1861, mille sept cent cinquante et une maisons inhabitées: mais soudain les affaires se mettent à prendre cette bonne tournure dont le doux, le libéral et négrophile M. Forster a tout récemment caqueté avec tant de grâce: alors, naturellement, avec la reprise des affaires, débordement des vagues sans cesse mouvantes de « l'armée de réserve », de la surpopulation relative. Des travailleurs, la plupart bien payés, sont contraints d'habiter les caves et les chambres horribles décrites dans la note ci‑dessous [18], qui contient une liste transmise au docteur Hunter par l'agent d'une société d'assurances. Ils se déclarent tout prêts à prendre de meilleurs logements, s'il s'en trouvait; en attendant la dégradation va son train, et la maladie les enlève l'un après l'autre. Et, pendant ce temps, le doux, le libéral M. Forster célèbre, avec des larmes d’attendrissement, les immenses bienfaits de la liberté commerciale, du laisser faire laisser passer, et aussi les immenses bénéfices de ces fortes têtes de Bradford qui s'adonnent à l'étude de la laine longue.
Dans son rapport du 5 septembre 1865, le docteur Bell, un des médecins des pauvres de Bradford, attribue, lui aussi, la terrible mortalité parmi les malades de son district atteints de fièvres, à l'influence horriblement malsaine des logements qu'ils habitent. « Dans une cave de mille cinq cents pieds cubes dix personnes logent ensemble... Vincent street, Green Air Place et les Leys, contiennent deux cent vingt-trois maisons avec mille quatre cent cinquante habitants, quatre cent trente-cinq lits et trente-six lieux d'aisances... Les lits, et j'entends par là le premier amas venu de sales guenilles ou de copeaux, servent chacun à trois personnes en moyenne, et quelques-uns à quatre et six personnes. Beaucoup dorment sans lit étendus tout habillés sur le plancher nu, hommes et femmes, mariés et non mariés, pêle-mêle. Est‑il besoin d'ajouter que ces habitations sont des antres infects, obscurs et humides, tout à fait impropres à abriter un être humain ? Ce sont les foyers d'où partent la maladie et la mort pour chercher des victimes même chez les gens de bonne condition (of good circumstances), qui ont permis à ces ulcères pestilentiels de suppurer au milieu de nous [19]. »
Dans cette classification des villes d'après le nombre et l'horreur de leurs bouges, Bristol occupe le troisième rang. « Ici, dans une des villes les plus riches de l'Europe, la pauvreté réduite au plus extrême dénuement (blank poverty) surabonde, ainsi que la misère domestique [20]. »
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