• [supprimé]

af90 Avez – vous seulement compris ce que je raconte ?

J'adore ce rôle. C'est Alceste mais débarrassé de Célimène. Plus de prétexte, c'est du silex sans retaille.

Ce n'est pas un rôle. Qui veut savoir doit être prêt à certains sacrifices. Le propre de celui qui commence à savoir, c'est d'imaginer que l'on peut mélanger les genres, que l'on peut avoir le beurre, et l'argent du beurre : étudier l'après-midi, et s'infuser sur le même sujet un film ou un roman historique le soir, concilier ce qui est sain et ce qui est poison dans la recherche de la vérité.

Je ne nie pas la qualité possible de ces œuvres si l'on prend comme critère le beau. Je ne nie pas plus qu'elles sont de nature à former le goût de l'homme. Je ne nie pas non plus qu'elles peuvent servir à l'éducation de la jeunesse : édifier par de belles histoires, en leur présentant des modèles, des façons d'agir face à une situation, en un mot tout ce qui permet de constituer un trésor de bons préjugés chez le jeune.

Il est même fortement possible que le savant dont je parle soit sujet à la dérision dans le monde, parce qu'ayant négligé totalement son goût et son imagination, il est en fait à ce niveau un homme des plus vulgaires.

    af90
    Je me répète: Quand on ouvre un roman historique, on connaît le pacte d'écriture... Il me semble avoir un rapport plus apaisé à la mimesis que vous...
    Compris? (c'est le mot mimesis qui gêne?) Ai-je besoin que vous me serviez vos -trop- longs paragraphes (déjà lus dans la République de Platon) avec vos petits poings serrés?
    Je peux tout à fait vouloir me faire une culture scientifique historique, et puis vouloir lire ce qu'en fait le matériau littéraire en sachant tout à fait faire la différence entre le vraisemblable (l'effet de réel) et la réalité historique. Et puis, j'ai le droit de lire ce que je veux sans qu'un excité gonflé de fatuité me fasse un sermon sur le vrai/le faux, le bien le mal et bla et bla. J'aime pas bien qu'on me chatouille l'orgueil.

    • af90 a répondu à ça.

      Dashwood

      Cette petite sentence que vous imaginez faire mouche vous permet d'ignorer à peu près tous mes arguments : avoir un problème avec l'art serait lui nier toute valeur, ce que je ne fais pas. Mais il est plus facile de postuler cela sans jamais le prouver que de me répondre.

      Pour pouvoir faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, encore faut-il connaître. Or qu'est-ce que mon argumentaire ? Dire que pour représenter à l'image ou dans un livre ne serait-ce qu'une scène historique, ou une époque historique, il faudrait pouvoir être en mesure de suffisamment la connaître pour totalement la reconstituer : je disais peser chaque mot, chaque proposition, chaque dialogue, ou chaque image, chaque réaction du personnage... C'est des plus présomptueux : faire de la vérité une réalité...

        • [supprimé]

        J'ai lu récemment "Globalia" de Jean-Christophe Rufin (aucun rapport avec le Ruffin de LFI). L'édition originale date d'une quinzaine d'années mais en cette période, il vaut son pesant de cacahouètes (aucun rapport avec Sibeth). L'auteur a écrit une flopée de romans dont l'intéressant "Le collier rouge" (récente adaptation cinéma légèrement décevante avec notamment le pourtant excellent François Cluzet).

        • [supprimé]

        Le sujet traite de livres lus. Merci d'y revenir. / GG

        af90
        J'ignore, oui. Parce que vous êtes sentencieux.
        Lisez Binet: vous verrez que son roman renouvelle totalement le genre car il écrit comment il cherche à coller à la réalité historique. C'est là qu'est le roman: dans l'aspect "méta". Franchement, essayez! Laissez-vous attraper par ce livre.
        Et détendez-vous, pitié!

        • af90 a répondu à ça.

          [supprimé]

          J'accroche bien, ça remue.
          Une terrible description de la vie fauchée alors qu'il tombe sur un cadavre parmi tant d'autres.
          "La vie de ma volonté et de mes goûts commence seulement - commencera, puisque la guerre l'a différée. Si j'y succombe, je n'aurais été que dépendant et impersonnel. Donc vaincu."

            Dashwood
            Chère amie, bien évidemment que je suis sentencieux : j'espère quand même que les études que je m'impose, pas que Platon, m'amènent à quelques vérités. Je comprends très bien que mon discours ne vous plaise pas, comment pourrait-il en être autrement ? Mais il me semble que j'argumente un minimum quand même.

            Je ne me permets aucun jugement en matière d'art sur vos lectures, je me contente de les déprécier quant à leur recherche du vrai, pour les raisons que j'ai indiquées. J'aurais pu suivre votre conseil, si ma quête était la recherche du beau.

            • [supprimé]

            • Modifié

            knulp

            J'ai lu un certain nombre d'ouvrages sur la guerre 14-18, au bas mot une trentaine, il fut le seul à raconter crûment l'horreur de cette guerre, de la guerre.

            Petite digression : il écrivit un désopilant roman satirique intitulé "Clochermerle", d'où l'expression passée dans le langage courant "c"est clochemerle", sans que quiconque ne sache qu'il en fut l'inventeur.

              Retour aux sources.
              L'Odyssée.
              Deux vers m'émeuvent incroyablement à chaque fois, quand Ulysse, à table chez Alkinoos, pleure et déclare enfin qui il est:

              Εἴμ᾽ Ὀδυσεὺς Λαερτιάδης, ὃς πᾶσι δόλοισιν
              ἀνθρώποισι μέλω, καί μευ κλέος οὐρανὸν ἵκει.

              Je suis Ulysse, fils de Laërte, je me suis fait connaître à tous les hommes grâce à mes ruses, et ma gloire est montée jusqu'au ciel.

              Il s'agit d'une oeuvre fort mal lue. On en garde l'aspect légendaire, une succession d'épisodes empreints de magie, de bestioles fabuleuses mais c'est beaucoup plus profond que ça. C'est l'histoire d'un héros qui devient un homme. Et pas l'inverse. C'est l'histoire d'un type astucieux, rusé (Μῆτις / Mètis) abandonné de tous, seul au monde, qui n'est plus rien, qui n'est plus personne (Μῆ τις/ Mè tis signifie "personne". Ce jeu de mot ne peut pas être rendu en français). Il doit re-devenir quelqu'un, re-conquérir son identité, être re-connu. Le véritable périple commence après l'anéantissement: il s'agit de re-devenir père, puis roi, puis époux. L'Odyssée, c'est le mythe qui traite de la lutte contre l'oubli.

              af90

              Oui, et l'on parle d'ailleurs de "faire époque". La Révolution française, elle s'arrête quand ? Le 9 Thermidor an II (chute de Robespierre) ? Mais le 10 Thermidor, on n'est plus dans la Révolution ? Ben un peu quand même, il y a des suites dès le lendemain et pendant pas mal de temps.
              Qu'est-ce qui fait que, dans la continuité indéfinie du temps, on pose des marques, des bornes dans le chemin qui par ailleurs se déroule, chaque jour suivant l'autre, à la même vitesse (si on peut dire) ?
              "Epochè", en grec, c'est la suspension. Comme si le temps, dans son cours invariable et imposant ( je veux dire impérieux : on ne peut ni le retarder ni l'accélérer), pouvait, à certains moments, être "suspendu", comme s'il s'arrêtait, en quelque sorte.
              Je ne m'étonne pas trop que AF90 pointe ce terme, qui est fondamental en philosophie. Les Sceptiques grecs avaient toujours ce mot-là à la bouche, c'est mentionné dans Montaigne : épécho (=je suspens), c'était leur slogan. C'est-à-dire je dis "pouce", je demande une pause.
              Pour finir sur l'aspect philosophique, cette notion a reçu plus récemment une application très puissante dans la philosophie de Husserl, en étant assigné à l'idée de réduction. . phénoménologique. "Réduire", c'est suspendre et inversement, ce sur quoi il y a pause doit être réduit.

              1- La Révolution fait époque en tant qu'elle mérite arrêt sur image, parce qu'elle est période de crise, de jugement ; elle est le début d'une nouvelle ère en tant qu'elle tente de fonder une société sur de nouvelles bases et que nous sommes toujours ses successeurs.

              Les limites dans le flot des événements sont des interprétations de phénomènes : des théories. Elles sont au moins nécessaires, même si nous admettons qu'elles sont impossibles à déterminer ; une concession qui personnellement me semble étrange dans la mesure où c'est admettre l'erreur. Soit l'on essaie de déterminer la vérité, car de toute façon les premières théories que sont les périodisations seront prises pour telles ; soit on les abandonne et on observe les conséquences que produit un tel choix.

              Comment comprendre alors le flot des événements ? Comment interpréter alors l'histoire ? Essayez donc de produire cette histoire sans périodisation, sans début ni fin pour aucun phénomène ? Vous n'êtes en réalité pas dans cette disposition d'esprit : vous admettez aussi bien l'antiquité, que le moyen - âge ou la Renaissance comme des vérités... En général, celui qui ne l'admet pas, propose alors simplement une théorie concurrente : la Renaissance, par exemple devient le début de la décadence, et le Moyen - Age n'est plus sombre, mais période de lumière, ce qui servira alors à l'élaboration d'autres théories à partir de ces nouvelles premières vérités. Les premières théories : périodisation... sont simplement le fondement des suivantes : un échafaudage de théories.

              Que l'on ne s'accorde pas sur la vérité ne signifie pas qu'il n'y a pas vérité. Notre impuissance possible à la trouver ne doit pas conduire à la nier. Nous connaissons le critère : a-t-on bien observé tel phénomène ? Qu'est-ce que ce phénomène ? Si vous niez, cette possibilité, il ne vous reste plus pour être cohérent qu'à abandonner vos études.

              2- Concernant plus particulièrement la Révolution, si je me souviens bien, les anglais parlent des guerres de la Révolution et de l'Empire, parce qu'ils comprennent beaucoup mieux que nous français, que Napoléon est un tyran démagogue révolutionnaire. En France, nous préférons le coup d'Etat de Napoléon. Pourquoi ? Il est rétablissement de l'ordre par un tyran. Cela ne veut pas dire que l'air n'est plus « plein de poignards » selon le mot de Fouché, mais qu'il y a alors une autorité suffisamment forte pour réellement réprimer les conspirations.*

              Cela n'est pas dire qu'il n'y a pas de fin, juste qu'il y a des interprétations différentes, et une certainement plus vraie que l'autre. La solution se trouve à mon avis une nouvelle fois dans la justesse de la définition du phénomène, travail toujours des plus difficiles, je vous l'accorde.

              3- Votre idée de réduction est juste : l'homme comprend la vérité dans une certaine mesure. C'est le problème de la faiblesse de son intelligence : qui l'oblige à considérer les choses successivement, à séparer, diviser...

              Pour mieux appréhender cette difficulté, il faudrait définir les deux notions suivantes : l'analyse et la synthèse ; et comment de l'une on en vient à l'autre, afin d'acquérir une connaissance juste et utilisable surtout.

              Si je ne suis pas encore tout à fait capable de faire cette démonstration, je vois les dangers d'une connaissance qui n'est plus qu'analytique : les savants se perdent alors dans le flot des théories qui se répondent l'une à l'autre indéfiniment, tombent dans la misologie ; et surtout il n'y a plus de connaissances acquises en histoire qui servent de fondements aux raisonnement des autres disciplines. Il ne faut jamais oublier que le but de la connaissance doit être l'unité, la plus juste possible, aussi difficile que ce soit.

              Nier la possibilité d'atteindre la vérité dans une certaine mesure, si ce n'est la vérité, c'est se diriger tout autant vers la destruction du savoir, que d'admettre trop facilement des vérités, sans examen sérieux. L'on peut se perdre dans l'erreur, car l'examen n'était pas assez approfondi, mais l'on peut aussi se perdre dans le mouvement incessant, dans les théories, si l'on oublie que le critère vérité est essentiel.

              4- D'ailleurs, permettez - moi une dernière critique sur nos historiens actuels. Ils ont toujours ce critère de vérité heureusement : mais ce dernier est devenu la théorie la plus récente est vraie, en vertu du postulat : on progresse indéfiniment dans la connaissance de l'histoire. "C'est dépassé", voilà leur grande formule pour disqualifier.

              *C'est d'ailleurs des plus amusants : les révolutionnaires veulent détruire Louis Capet le tyran, pour en fin de parcours, finir sous le joug beaucoup plus brutal de Napoléon.
              **désolé pour les multiples éditions, j'ai sous-estimé en premier lieu la difficulté de cette réponse.

              af90 Ce n'est pas un rôle

              Hors sujet. Merci de revenir à vos lectures, ou à celles des autres. Requête déjà formulée ci-dessus /GG

              Le pouvoir du moment présent d'Eckhart Tolle, sans doute le précurseur de toutes les livres de psychologie positive que l'on peut trouver en ce moment donc autant lire l'original que ses copies.
              Il est adapté de sa propre expérience puisqu'après avoir touché le fond, il pense ne plus pouvoir vivre avec son ego, c'est alors qu'il comprend qu'il est indépendant de lui et qu'il a le pouvoir de contrôler, voir même de le faire disparaître pour faire ressurgir son moi profond.

              5 jours plus tard

              [supprimé]

              Je viens de finir ce livre dont on ne sort pas intact.
              Cette loterie mortelle qui tord le ventre, fige le visage cireux et invite les vers est décrite avec un cruel désespoir.
              L'absurdité d'une guerre qui rend toute vie encore plus inutile.
              L'ennemi allemand n'est jamais visé dans ce livre. Eux sont là pour la même raison qui ne les concerne pas plus. L'ennemi n'est pas dans les tranchées.

              Avec la certitude d'être là pour rien et devant ces vies à peine entamées, massacrées dans l'urgence et déjà oubliées, l'auteur enfile des sentences sans appel.

              "Être homme est le comble de l'horreur."

              " Mon patrimoine, c'est ma vie."

              "À vingt ans, nous étions sur les mornes champs de bataille de la guerre moderne, où l'on usine les cadavres en série, où l'on ne demande au combattant que d'être une unité du nombre immense et obscur qui fait les corvées et reçoit les coups, une unité de cette multitude qu'on détruisait patiemment, bêtement, à raison d'une tonne d'acier par livre de jeune chair."

              Après un tel choc, je me tourne vers la Croix avec la copieuse étude de Daniel-Rops Jésus en son temps .

                Oir noir, la grande histoire du pétrole, Matthieu Auzanneau

                Une histoire complète, remarquablement fournie, de cette énergie qui a façonné le XXème siècle et a bouleversé nos modes de vie. Entre premiers puits américains, constitution des empires et impacts sur l'économie, tout y passe. À lire, pour avoir une idée de ce qu'il pourrait advenir quand le pétrole ne sera plus.

                • [supprimé]

                • Modifié

                knulp

                Je vous comprends, on ne sort pas indemne de ce livre. L'ayant pourtant moi-même lu il y a environ un dizaine d'années, il m'advient encore d'y songer avec une tristesse mêlée d'horreur.

                25 jours plus tard

                -Elle est tout le temps à lire des livres. Des fois une heure sans s'arrêter !
                -Ca c'est pas trop bon, Galinette. Un fille pauvre qui lit des livres, ça ne me plaît pas bien...

                C'est l'été. Pagnol me vient naturellement. Il me vient aussi en hiver, pour chasser la morosité.

                Pagnol s'oublie dans les écoles. Il y est remisé dans les placards, et prend la poussière depuis au moins trois décennies. Il n'est plus à la mode, que voulez-vous. Et pourtant, sa langue facétieuse réconcilierait tous ceux qui sont fâchés avec la lecture. Je ne connais personne qui reste insensible à la détresse de Fanny ou à la dérive de Marius, à la tragédie des Soubeyran, aux découvertes du jeune Marcel... Ils sont rares, ceux qui parviennent, d'une ligne à l'autre, à faire rire et pleurer.

                Je ne résiste pas...

                Le temps des secrets

                Ainsi, mes observations personnelles sur le comportement des filles ne m'avaient pas encore permis de formuler un jugement définitif, lorsqu'un jour mon père employa une expression qui me livra tout le secret. En parlant de la nièce de M. Besson, qui s'était cassé un bras en tombant d'un arbre, il avait dit : «Cette petite est un garçon manqué! »
                Je compris cette phrase à ma façon, qui n'était sans doute pas la bonne : mais ce n'était pas la première fois qu'une grande découverte était née d'une erreur d'interprétation.
                Pour moi, ces mots "garçon manqué" signifiaient que les filles n'étaient qu'un faux pas de la nature, le résultat d'une erreur au cours de la création d'un garçon.
                Voilà pourquoi elles rougissaient sans motif, riaient d'un rien, pleuraient pour moins encore, et vous griffaient pour un compliment : voilà pourquoi, ne sachant ni siffler ni cracher, elles tombaient des arbres, inventaient d'inutiles mensonges et se livraient en cachette à des manigances devant les miroirs...
                C'étaient des "garçons manqués"...
                Moi, garçon réussi, je ne rougissais jamais, je ne riais pas sans motif, et personne (sauf ma mère) n'aurait pu dire qu'on m'avait vu pleurer. Moi, j'étais fort, et Clémentine m'appelait quand il fallait porter un seau plein d'eau ; je savais siffler comme un oiseau, et même en repliant ma langue sous deux doigts. Quant à cracher - je le dis sans modestie - j'égalais presque Mangiapan, qui, dans ses beaux jours, lançait de étoiles de salive jusqu'à des cinq ou six mètres - et je n'étais jamais tombé d'un arbre, comme le fragile "garçon manqué".
                Cependant, tout le monde s'intéressait aux filles, et sans que je puisse comprendre pourquoi, il me fallait bien reconnaître qu'elles me plaisaient.
                C'est au cours d'une méditation, le soir dans mon lit, que je découvris plusieurs raisons qui justifiaient leur existence.
                Tout d'abord leurs défauts faisaient valoir mes qualités, et permettaient d'en mesurer l'étendue... Auprès de mon père, ou de Napoléon, je n'étais pas grand-chose, tandis que la seule existence de Clémentine me rapprochait de ces grands hommes, ce qui méritait bien quelque reconnaissance.

                Marius

                MARIUS - Les Îles Sous le Vent ? J'aimerais mieux ne jamais y aller pour qu'elles restent comme je les ai faites. C'est une chose bête, une idée qui ne s'explique pas. J'ai envie d'ailleurs.
                FANNY - Et c'est pour cette envie que tu veux me quitter ?
                MARIUS - Ne dis pas que "je veux", parce que ce n'est pas moi qui commande... Lorsque je vais sur la jetée, et que je regarde le bout du ciel, je suis déjà de l'autre côté. Si je vois un bateau sur la mer, je le sens qui me tire comme avec une corde.
                Ça me serre les côtes, je ne sais plus où je suis... Toi quand nous sommes montés sur le Pont Transbordeur, tu n'osais pas regarder en bas... Tu avais le vertige, il te semblait que tu allais tomber. Eh bien moi, quand je vois un bateau qui s'en va, je tombe vers lui...
                FANNY - Ça ce n'est pas bien grave, tu sais… C'est des bêtises, des enfantillages… Ça te passera tout d'un coup…
                MARIUS - Ne le crois pas ! C'est une espèce de folie… Oui, une vraie maladie… Peut-être c'est le rhum des Îles Sous le Vent que ces matelots m'ont fait boire… Peut-être qu'il y a de l'autre côté un sorcier qui m'a jeté un sort… Ça paraît bête ces choses-là, mais ça existe… Souvent, je me défends : je pense à toi, je pense à mon père… Et puis, ça siffle sur la mer, et me voilà parti ! Fanny, c'est sûr qu'un jour ou l'autre je partirai, je quitterai tout comme un imbécile… Alors, je ne peux pas me charger de ton bonheur… Si je te la gâche, ta vie ?
                FANNY - Si tu ne me veux pas, c'est déjà fait.

                Manon des Sources (L'eau des Collines)

                Soudain une voix déchirante cria deux fois son nom.
                Elle s'arrêta, regarda derrière elle, puis leva la tête. Elle le vit là-haut, penché sur le bord de l'à-pic, contre le ciel.
                Il criait :
                « Manon ! Ne cours pas ! Ecoute-moi une minute ! Manon, c'est pas vrai ! C'est pas pour te faire travailler ! C'est parce que je t'aime ! Manon, je t'aime ! Je t'aime d'amour ! »
                Ces cris qu'il arrachait de sa poitrine rebondissaient d'échos en échos, et de l'autre côté du vallon les plaques de roche gémirent quatre fois « amour ».
                La fille stupéfaite regardait ce pantin gesticulant.elle en restait la bouche ouverte de surprise et de dégoût.
                Il criait toujours :
                « Manon ! J'ai pas osé de le dire de près, mais j'en suis malade ! Ca m'étouffe ! Et il y a longtemps que ça m'a pris ! C'était aux Refresquières, après le gros orage ! Je m'étais caché pour les perdreaux... Je t'ai vue quand tu te baignais dans les flaques de pluie... Je t'ai regardée longtemps, tu étais belle. J'ai eu peur de faire un crime ! Je suis parti sous les genêts, et toi tu m'as lancé des pierres ! »

                Le Château de ma mère

                Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins.
                Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces, on emportait notre mère pour toujours. De cette terrible journée, je n’ai aucun autre souvenir, comme si mes quinze ans avaient refusé d’admettre la force d’un chagrin qui pouvait me tuer. Pendant des années, jusqu’à l’âge d’homme, nous n’avons jamais eu le courage de parler d’elle.
                Puis, le petit Paul est devenu très grand. Il me dépassait de toute la tête, et il portait une barbe en collier, une barbe de soie dorée. Dans les collines de l’Etoile, qu’il n’a jamais voulu quitter, il menait son troupeau de chèvre ; le soir, il faisait des fromages dans des tamis de joncs tressés , puis sur le gravier des garrigues, il dormait, roulé dans son grand manteau : il fut le dernier chevrier de Virgile. Mais à trente ans, dans une clinique, il mourut. Sur la table de nuit, il y avait son harmonica.
                Mon cher Lili ne l’accompagna pas avec moi au petit cimetière de La Treille, car il l’y attendait depuis des années, sous un carré d’immortelles : en 1917, dans une noir forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms…
                Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées pas d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants.