Narcisse n'est éternel que dans le suicide.
Le narcissisme est le principe même du consumérisme : je me consomme moi-même. Quelle délectation ! Restons-en
là. Moi, c'est moi. Le moi, c'est la redondance. Narcisse est un envahisseur. Il se proclame l'identification du principe de
réalité et du principe de plaisir. Et c'est bien une vérité essentielle à l'ontogenèse et à la phylogenèse : l'appareil identitaire et l'appareil consumériste s'engendrent réciproquement. C'est ce qui expliquerait la toute-puissance
de Narcisse. Il ne fait que rendre compte de la constitution du genre humain. Ces deux dynamiques sont indissociables
en leur combat contre Vulcain.
Car le principe consumériste exclut tout travail. Pour être lui-même, Narcisse doit être pur procès de consommation.
Mais, alors, quels sont ses moyens d'existence ? Cette question est une balle de match, essentielle à l'économie
politique à l'envers, explicative, déjà, du marché du désir. Elle révèle le dessous de la lutte des classes, la relation de
dépendance que le narcissisme met en place. Pour que le consumérisme sans le travail soit possible, il faut le travail
sans consommation, l'exploitation du producteur et, à la limite, la mise en esclavage.
Le narcissisme a comme corollaire la subordination du travailleur par le consommateur. Les modalités de cette
soumission vont de l'accumulation primitive, du crime et de la guerre exterminatrice, jusqu'à la soumission volontaire.
Narcisse, fort de l'identification du principe de plaisir et du principe de réalité, peut en venir à son ultime
revendication, à ce qui fait son essence, sa puissance. Il se prétend le cogito du Beau. C'est qu'il doute, lui aussi (comme
le cogito de Descartes). Le narcissisme est un pouvoir qui doute de lui-même. Il est la proclamation de la beauté et de
la jeunesse et doute de sa propre beauté et de sa jeunesse.
Narcisse cache le narcissisme. Il apparaît comme affirmation et n'est qu'interrogation. On croit qu'il n'est que
naïveté du reflet - la beauté qui s'admire elle-même - alors qu'il n'est que doute : « suis-je Beau ? Pourquoi je veux être
Beau ? Et être le plus Beau ? Mais qu'est-ce que le Beau ? »
Pourquoi cette blessure narcissique (apportée par le stade du miroir) ?
C'est le secret de Narcisse..., un bien triste secret qui ne pourrait être dévoilé que sur le divan du psychanalyste : le
péché originel de la Beauté. Narcisse n'est pas assez beau pour se moquer de l'être davantage. Il est d'abord en
concurrence avec lui-même, avec son image..., le doute. Le beau-beau est ce qui ne s'interroge pas sur sa beauté : c'est la
réification — la statue de Praxitèle - ou la vie ordinaire du bellâtre. Celui-ci est dans l'ontologie : la beauté va de soi.
Le beau est ontologiquement en question par la fuite du temps. Pourquoi ne reste-t-on pas Beau et Jeune ? La beauté
se saisit en son vieillissement, en tant qu'usure de son pouvoir. Le Beau est porteur de sa propre imperfection : il
existe de telle manière qu'il n'est qu'un moment entre deux dépérissements.
!!! La plus belle femme du monde doute de sa beauté : voyez ce cheveu blanc. Le beau est l'appréhension du temps qui
défait la beauté. C'est ce que le miroir dit à Narcisse. La beauté, elle aussi, dit le passage de la vie à la mort. La
jeunesse et la beauté sont un pouvoir vis à vis de l'Autre, mais une parade dérisoire à l'égard de la mort. Le miroir dit
le désir d'immortalité : le désir de la Jeunesse et de la Beauté. !!!
J'ai pu être cet instant de Jeunesse et Beauté. Et le reste du temps, je cours derrière la Jeunesse et la Beauté. Narcisse,
c'est le désir de ne pas vieillir. En rester là, au stade du miroir, au face à face de l'homme et de son image. L'immortalité consiste à ne pas vieillir. Mais si le monde se défait par le narcissisme, celui-ci refait le monde : Narcisse, c'est le pouvoir de refaire le monde à son image.