La liberté de pensée et d’expression est censée protéger celui qui parle, écrit ou trace des traits au pinceau, et non celui qui l’écoute, le lit ou observe son dessin. Depuis la IIIe République, il était d’usage de reconnaître au dessinateur une grande licence s’il exerçait son art à l’égard des puissants ou des religions. Or, si les personnalités politiques respectent toujours la tradition française du persiflage à leurs dépens, il en va tout autrement, désormais, de certains secteurs de la société civile.
Le point de bascule a eu lieu voilà vingt ans déjà, à la fin des années 1990. Le journaliste Thierry Pfister, longtemps éditeur chez Albin Michel, fut l’un des premiers à s’en inquiéter. À une censure d’État dont les derniers vestiges ont disparu au début des années Giscard succède un contrôle multiforme poussant à l’autocensure, s’alarmait-il en 1998 dans un pamphlet étincelant, Lettre ouverte aux gardiens du mensonge. Désormais, chaque groupe cherche à faire imposer par la justice le respect de sa propre sensibilité. Quelle place restera concédée, demain, à l’ironie et à la critique?
La situation n’a fait qu’empirer depuis ce pamphlet prémonitoire. Au nom du «droit au respect», version française de la «politique des identités» née sur les campus américains, actions en justice, appels au boycott et torrents d’invectives sur les réseaux sociaux ont montré aux caricaturistes que raillerie et dérision étaient menacées. Des dessinateurs tombèrent même sous les balles de terroristes islamistes lors de la tuerie de Charlie Hebdo. Quel choc, pour un quadragénaire français élevé dans l’idée que son avenir relèverait de la bibliothèque rose et non de la tragédie comme ses grands-parents, d’apprendre que Cabu, le paisible dessinateur du «Club Dorothée» qu’il regardait, adolescent, tous les mercredis sur Antenne 2 dans les années 80, gisait dans une mare de sang à cause de ses dessins!
Face au mouvement de régression de nos chères libertés qu’on a esquissé, et sans prétendre que tous les caricaturistes contemporains sont des esthètes distingués, rappelons donc le rôle de plusieurs dessinateurs dans notre histoire politique. Sous la monarchie de Juillet, d’abord. À l’automne 1830, de jeunes artistes batailleurs, réunis derrière Charles Philipon, fondent l’hebdomadaire La Caricature avec l’aimable concours de Balzac. Philipon attaque férocement Louis-Philippe. Ses célèbres dessins montrent le visage du souverain se transformant en poire et lui valent six mois de prison à Sainte-Pélagie. Daumier rejoint bientôt Philipon sous les barreaux après avoir publié Gargantua. On y voit le roi sous les traits d’un géant, assis sur un fauteuil, et avalant les richesses de ses sujets avant de les restituer, après digestion, sous forme de décorations, titres et emplois publics destinés à une foule de petits personnages avides qui s’agitent devant le Palais Bourbon.
La IIIe République est l’âge d’or des caricaturistes. Paul Hadol dit White et Caran d’Ache figurent parmi leurs représentants les plus éminents. Parmi les titres satiriques se distinguent notamment L’Assiette au beurre puis, depuis la Grande Guerre, Le Canard enchaîné. Dans un registre plus urbain, ce dernier demi-siècle, Faizant au Figaro, et, aujourd’hui encore, Plantu au Monde et à L’Express, méritent, parmi tant d’autres, d’être salués. Souhaitons donc longue vie aux caricaturistes politiques, indissociables de la presse. Et inquiétons-nous de ce paradoxe qui voit cette liberté si affaiblie dans les démocraties alors que, dans un régime autoritaire comme l’Algérie, elle est défendue bec et ongles par l’opinion et que les caricaturistes possèdent leur art à un très haut degré.
http://premium.lefigaro.fr/vox/medias/la-caricature-politique-en-france-art-en-peril-20190614