A choisir entre le principe universaliste romano-chrétien et l'antique particularisme des tribus germaniques, Charlemagne opta pour le second.
En 806, n'avait-il pas partagé ses domaines entre ses trois fils, donnant à l'aîné la Francia et la Saxe, à un autre la Gaule du midi et au troisième l'Italie et l'Allemagne, dans le dessein évident de les placer, selon le droit franc, sur un pied d'égalité ?
Quant au titre impérial lui-même, l'acte n'en faisait aucune mention, sinon de façon allusive, et sans en fixer l'attribution à quiconque. Que cet acte, du fait des circonstances, soit demeuré lettre morte importe peu, le principe du partage était posé, que les descendants de Charlemagne devaient continuer à appliquer et qui conduirait au déchirement fatal de l'Occident. C'est là, de toute évidence, le point faible et la faille de cet homme de génie que fut Charlemagne, et c'est la preuve qu'il ne s'était point vraiment haussé à la conception romaine de l'Etat. Mais qu'aucun de ses successeurs ne l'ait valu, qu'une lignée assez médiocre naquît de lui alors qu'il fallait des hommes de sa trempe, l'Empereur ne peut en être tenu pour responsable.
Sa responsabilité se trouve engagée dans certaines décisions qu'il a pris et dont la conséquence ne fut rien de moins que le futur épanouissement du régime féodal, cette plaie mortelle de l'Etat. La féodalité, qui allait constituer la base du monde médieval, était en train de naître, depuis déjà longtemps, du fait des circonstances. le désordre consécutif aux grandes Invasions avait incité les faibles à se serrer autour de quelques hommes forts, capables de les protéger mieux que les représentants de l'autorité officielle, c'est le principe de la recommandation. Dans la carence du pouvoir central, les chefs locaux tendaient à se constituer autonomes. L'effondrement de la civilisation urbaine, en donnant une énorme importance à l'agriculture, avait fait de l'exploitation agricole, un centre économique indépendant et du grand propriétaire terrien une manière de petit souverain.
Les faibles souverains autorisèrent les grands terriens à se libérer du contrôle des fonctionnaires royaux, sur leur domaine pour rendre la justice, percevoir l'impôt et lever les hommes de guerre. Un lien direct, du potentat local au prince, devait permettre à celui-ci d'exercer son autorité sur celui-là, toujours sans passer par le truchement des fonctionnaires. On voit très bien l'avantage qu'en principe le souverain espérait tirer de la combinaison. Il aurait en main tout un réseau de fidélités qui ne dépendraient que de lui et seraient plus sûres que celles des ducs et des comtes, trop puissants subordonnés. Le roi avait le sentiment que son autorité personnelle en serait accrue, que ses décisions en seraient mieux appliquées. Et, de fait, tant qu'il s'agissait d'un souverain puissant et énergique, c'était vrai. Par contre, s'il était faible le lien vassalique se distendant, on risquait de tomber dans l'anarchie. Ce qui fut.
Charlemagne s'était engagé dans cette voie. Il avait accepté la recommandation. Il avait souhaité que tout homme libre eut son seigneur auquel il obéirait, lequel se soumettrait à un plus haut et ainsi de suite jusqu'à lui-même, qui tiendrait dans ses mains fortes cet écheveau prodigieux.