Jean-de-Meung
La difficulté vient de plus haut : on n'est pas très sûr de savoir ce qui distingue un ouvrier et un esclave. La question m'a beaucoup tourmenté.
J'ai lu dans Aristote, quand il parle du salaire, que cela fait de l'ouvrier un esclave à temps partiel, propos auquel je n'ai accordé aucun sens pour moi, rien pigé à ce qu'il voulait dire. Ca m'avait turlupiné à l'époque, puis j'ai oublié.
Plus tard, je lis Hegel et je trouve ceci :
Je peux aliéner en faveur d’autrui des productions particulières de mes aptitudes physiques ou intellectuelles, de mes possibilités d’agir, ou encore les employer au profit d’autrui pour un temps limité, car cette limitation leur confère une relation extérieure à ma totalité et à mon universalité. Par l’aliénation de tout mon temps de travail et de la totalité de ma production, je rendrais autrui propriétaire de tout ce qu’il y a de substantiel en eux, de mon activité et effectivité universelles, donc de ma personnalité »
Principes de la Philosophie du droit, paragraphe 67.
Je comprends un peu mieux : la limitation confère une relation extérieure à ma totalité. Il en résulte qu'en aliénant (c'est-à-dire vendant, ou donnant d'une manière ou une autre) quelque chose, une partie de moi, je ne me suis pas vendu moi-même, et ceci en vertu du caractère limité, à la finitude de mon opération commerciale.
Il y a une note ici, qu'on trouve dans les éditions universitaires, avec les précisions apportées oralement par Hegel, et notées par les étudiants, mais n'étant pas dans l'édition "officielle". Bref, il rajoute oralement :
Cette distinction est celle qui existe entre un esclave antique et le domestique actuel ou un journalier. A Athènes l’esclave accomplissait une tâche moins dure et un travail plus intellectuel que, de nos jours, nos domestiques. Mais il n’en était pas moins esclave, parce que son activité, dans toute son étendue, était aliénée au maître.
Donc, si on garde comme hypothèse que je comprends bien, ce qui caractérise l'esclave (et le distingue du travailleur libre) n'est pas la dureté du boulot. Ni le fait que ce soit "manuel" - chez les Grecs, il y avait des esclaves très lettrés et "esclave" n'a jamais voulu dire "con"'. Tout cela est dispersant, ce qui fait l'esclave, c'est l'absence de distinction entre ce qu'il vend de lui-même et ce qu'il est lui-même.
On peut après lire Marx, qui décalque un peu Hegel, faut dire.
__Pour que le possesseur d'argent trouve sur le marché la force de travail à titre de marchandise, il faut cependant que diverses conditions soient préalablement remplies. L'échange des marchandises, par lui même, n'entraine pas d'autres rapports de dépendance que ceux qui découlent de sa nature. Dans ces données, la force de travail ne peut se présenter sur le marché comme marchandise, que si elle est offerte ou vendue par son propre possesseur. Celui-ci doit par conséquent pouvoir en disposer, c'est à dire être libre propriétaire de sa puissance de travail, de sa propre personne [2]. Le possesseur d'argent et lui se rencontrent sur le marché et entrent en rapport l'un avec l'autre comme échangistes au même titre. Ils ne diffèrent qu'en ceci : l'un achète et l'autre vend, et par cela même, tous deux sont des personnes juridiquement égales.
Pour que ce rapport persiste, il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé, car s'il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui même, et de libre qu'il était se fait esclave, de marchand, marchandise. S'il veut maintenir sa personnalité, il ne doit mettre sa force de travail que temporairement à la disposition de l'acheteur, de telle sorte qu'en l'aliénant il ne renonce pas pour cela à sa propriété sur elle
(Le Capital, livre I ch. 6)_
Le "rapport" qui est évoqué, est celui qui relie celui qui vend à celui qui achète. Ce qui est souligné, c'est que celui qui vend tout se vend lui-même, et que la différence entre le travailleur libre et l'esclave est liée, et de façon inséparable, à une mesure quantitative, et objective, et qui est le temps de travail. Le travailleur libre ne se vend pas "en bloc", mais qu'en partie, si bien qu'il y a une différence entre ce qu'il vend de soi et soi, une "relation extérieure", comme dit Hegel, il n'a vendu qu'une partie de lui-même, pas soi tout entier.
La question du temps de travail est cruciale. Je sais que je suis un peu lourd avec ça, mais c'est pourquoi je dis aussi que la question des retraites - donc du temps de travail, ici encore - est essentielle.
Par rapport à ce problème, je vois au moins 50 questions agitées dans les media et qui sont parfaitement inutiles, inessentielles, dilatoires.