SagesseLiberale l’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent. » K. Marx, Le Capital, Livre III.
Lisons cela d'un peu plus près.
L'agriculture consiste, vous le savez, à travailler la nature pour en tirer des produits qui répondent aux besoins de l'homme. Très principalement : se nourrir.
Mais un produit, quel qu'il soit, n'est pas encore une marchandise, et n'intéresse donc pas l'économie - ou le capitalisme, appelez cela comme vous voulez. Pour que le produit puisse devenir une marchandise, il faut qu'on puisse l'échanger contre un autre. Cela suppose des conditions sur lesquelles on ne va pas s'attarder : par exemple des conditions juridiques comme le droit de propriété (je ne peux échanger, vendre que ce qui m'appartient, ça suppose un cadre juridique)
Les produits - de l'agriculture comme des autres activités - ne deviennent donc des marchandises, et acquièrent par là une réalité "économique".
Mais il y a une grosse difficulté, c'est que les produits, ainsi que les activités qui les ont fabriqués, sont extrêmement différents. Mes 20 kilos de patates, ce sont 20 kilos de patates, mais si je veux les échanger contre autre chose, ça vaut combien par rapport à une prise électrique, un kilo de tabac, ou un paquet de couches-culottes ? Il faudrait un équivalent général. On le sait, c'est l'argent.
Mais l'argent, c'est simplement un autre produit et il ne peut pas se soutenir de lui-même. Et surtout, on a une mesure, mais comment on pose les unités ? La réponse de l'économie anglaise classique - et donc celle de Marx -, c'est que cela est adossé au temps de travail. Le temps donne une mesure objective, avec son découpage rationnel et calculable. Et on peut en conclure que la valeur d'un produit dépend du temps de travail qu'il a fallu pour le produire. Donc pour mes 20 kilos de patates, combien de temps il faut pour les produire, ça me donne ce que ça vaut par rapport à un pois chiche, une vieille chaise d'occasion, une boite de stylos ou une Ferrari 4 litres et cylindre en V.
Marx parle à ce propos de "travail abstrait". Ca ne veut pas dire qu'on ne travaille pas, mais qu'on met hors-circuit tout ce qui touche à la qualité de ce travail, pour ne retenir que l'aspect calculable et objectivable, qui est le temps passé. La difficulté soulignée plus haut n'est pas résorbée, et il reste qu'on compare des travaux qui sont complètement différents qualitativement. Ce n'est pas du tout la même chose, une heure à s'occuper des vaches, ou à livrer des lettres, à vendre des fringues ou de faire des ménages. C'est cet aspect qualitatif qui a été gommé.
Bon, ça c'est la base, revenons à l'idée précise. L'agriculture doit mener la production en tenant compte des conditions millénaires qui la commandent. Il se trouve que depuis des milliers d'années, il y a des saisons, il y a des pluies, du gel et des tas d'emmerdements qui font qu'on ne fait pas ce qu'on veut quand on veut, et que les problèmes ne se résolvent pas avec une calculette, c'est pas comme ça que ça marche. Il y a des jours où on est surchargé, d'autres où on ne peut pas bosser, sans parler de ce qui est plus ou moins pénible, au plan subjectif. Le travail agricole est soumis à des contraintes naturelles, qui n'ont rien "d'économiques" et qui ne sont pas digérées par "l'économie" - c'est-à-dire plus concrètement : le profit immédiat et maximal.
Si on veut creuser un peu plus : la tyrannie du temps, il a fallu l'imposer avec beaucoup de difficultés. Le prolétaire du milieu du 19ème siècle, il n'est pas très discipliné. Il s'est pris une cuite hier soir dans l'Assommoir (Zola montre cela très bien), le lendemain il est incapable de se présenter au boulot. Rien à voir avec aujourd'hui, où le travailleur arrive globalement à l'heure, les écarts, les feignasses étant l'exception, alors que c'était la règle, au début. Et ils n'avaient pas besoin d'une lettre du médecin ou de passer un coup de fil, ils ne venaient pas au boulot, c'est tout. Ca a été long et difficile d'imposer ces sortes d'armées industrielles, où tout le monde est le doigt sur la couture du pantalon pour aller bosser à l'heure dite et en respectant les horaires de pause, tout cela calculé.
On peut penser que ceci est possible dans un travail mécanique, et en particulier l'industrie, où les gestes, les conditions de travail sont un peu les mêmes et peuvent donc être facilement comparées, ce qui lève la difficulté évoquée plus haut. Ils font à peu près la même chose, si l'un a bossé une heure et l'autre trois, il est trois fois plus productif en gros.
Mais dans l'agriculture, c'est beaucoup plus difficile. D'abord, on l'a dit, parce que l'on ne maîtrise pas le temps de travail. On peut être amené à passer des jours et des jours sur un travail qui ne produit rien, et passer peu de temps sur le plus rémunérateur.