Michel Chion : Le geste du dinosaure.
Quand le cinéma tend des ponts par-dessus des millions d'années
La déjà célèbre, et pourtant si brève, séquence des dinosaures vers le début de The Tree of Life, nous montre une de ces bêtes (par "une", il faut lire : un individu particulier de l'espèce, celui-là seul que nous voyons) qui pose brutalement une de ses pattes comme s'il apposait un tampon, sur la tête d'une autre bête plus petite (affaiblie, agonisante ?), puis qui relâche son emprise et s'éloigne. Et on ne peut décider de ce qui s'est passé. Et cela se serait produit une fois en un moment précis, en des temps où il n'y avait ni horloge ni calendrier, sur le bord d'une rivière auquel nul n'avait encore donné de nom, et il n'y en aura jamais de trace, c'est perdu à tout jamais. Sauf dans un film.
Cette scène, je la trouve merveilleuse, non par la qualité particulière de sa réalisation (elle est faite avec les moyens du moment, ceux de l'image de synthèse, là où il y trente ans Malick aurait employé des créatures articulées, ou de l'image par image) mais par l'idée qui la porte, et qu'elle ose incarner : il s'agirait de produire comme tel, non comme fondateur ou inaugural, mais dans sa solitude d'événement perdu dans la nuit des temps, un minuscule épisode ponctuel, absolu, tel que le cinéma peut se permettre de le fabriquer, et de le faire advenir en cette ère que l'on assimile à l'ère du non-événement.
Or le film raconte aussi que des centaines de millions d'années plus tard (au même endroit, peut-être ?), un Américain moyen et obscur, un négligé de la Grande Histoire, père de famille malheureux, a le tic, éprouvant pour ses trois garçons, de leur passer la main à tout propos dans les cheveux, sur les épaules, notamment quand la musique de Brahms, qu'il impose à la famille d'écouter pendant les déjeuners, le met dans un certain état physique. Ce qui crée autour de lui une tension à peine soutenable.
Voilà, je vois, ou plutôt, je sens un rapport avec le geste du dinosaure, et j'admire le pouvoir poétique du cinéma de tendre des ponts par-dessus des millions d'années. Si vous regardez bien le film, vous y verrez, innombrables, des mains, celles de l'adulte - mais aussi les mains des enfants, qui, en répétant les uns sur les autres ces gestes d'emprise, peuvent les jouer, jouer avec, jouer entre frères, libérer l'énergie mauvaise, l'amour brutal, en tendant leurs mains vers le soleil, vers l'air, en dansant leur tension.
La nature, démesurée et fascinante
Il y a, tout le monde le sait, de l'animal en nous, nos mains sont prédatrices, et à la fois pleines d'amour. Mais s'il y a aussi de l'amour en nous, cet amour dont nous illuminons notre représentation de l'univers, pourquoi ne pas mettre l'amour dans l'histoire, celle de l'évolution des espèces ? Ne peut-on se représenter la scène du dinosaure, à la fois quand il pose sa patte et qu'il la retire, comme un premier flash inconscient d'amour vers un autre animal, dont personne n'aurait été témoin ? Y aurait-il eu un évolutionnisme de l'amour ?
On peut en rigoler. Mais je trouve que cette idée (c'est ce que du moins je comprends) de mettre les dinosaures dans le coup de l'amour n'est pas à imputer à une religiosité nationale que les Américains hériteraient par naissance et éducation. C'est le pays, aussi, sa géographie, qui suggère de tirer ce trait entre les ères. Sur la plus grande partie de son territoire, en effet, il y a deux siècles, à part les groupes amérindiens très localisés qui ont été massacrés ou spoliés, il n'y avait effectivement personne, juste de la vie animale. Sans compter ces grands sites sur lesquels, j'y fus, il nous semble voir à l'oeil nu l'âge colossal de la Terre, comme le Grand Canyon.
Malick, lui, montre que c'est très vieux, immense, démesuré, mais que l'amour est le seul sentiment à l'échelle de cette énormité. Et puis, pour les créatures fabuleuses et la danse des étoiles, il faut ouvrir ou rouvrir le Livre de Job, cité plusieurs fois dans le film, ce texte biblique incroyable qui mélange tout, et notamment toutes les échelles.