Pascal Bruckner: «Alain Finkielkraut, mon jumeau, mon frère d’encre»
Le philosophe et écrivain, indéfectiblement lié à l’académicien par une amitié née à l’adolescence, dresse un portrait très personnel de l’auteur d’À la première personne .
Il y a plusieurs vies dans la vie d’un homme et toutes ne se ressemblent pas. Mais chacune ne vaut que par les rencontres qui l’ont parsemée, les éblouissements éprouvés. Dans un livre d’une extrême densité, où chaque phrase semble un combat gagné contre le silence, Alain Finkielkraut reconstitue son parcours, depuis le moment où, jeune étudiant, en Mai 68, il fait allégeance au conformisme de la révolte jusqu’à nos jours où l’éphémère maoïste est rattrapé par les épithètes et qualifié de «réactionnaire». Avant d’être l’ouvrage d’un homme blessé,À la première personne est d’abord une reconnaissance de dettes envers quelques grands maîtres: Michel Foucault d’abord, avec qui il a des conversations passionnées, prend du LSD et anime une petite cellule de reportages d’idées porté par le Corriere Della Sera. À cette occasion, il s’entretient avec Milan Kundera, à qui le livre est dédié. L’écrivain tchèque le bouleverse: par sa conception de la littérature mais aussi de la nation, de «l’Occident kidnappé». Kundera dégonfle les baudruches de la théorie littéraire, chères à notre professeur commun, Roland Barthes, et rend aux lecteurs le goût de la vérité romanesque. Curieusement, Philip Roth, pourtant essentiel dans le parcours d’Alain, n’est cité qu’en passant.
D’autres grandes figures portent Finkielkraut au-delà de lui-même: Martin Heidegger, austère penseur de la technique et qui aura fasciné les plus grands, Emmanuel Levinas, philosophe de la nudité pudique et de l’étreinte charnelle qui a beaucoup inspiré notre Nouveau Désordre amoureux (1977). Charles Péguy, ce mécontemporain capital, dreyfusard intransigeant, laudateur de l’école républicaine et de la culture humaniste, décriée aujourd’hui comme étant le bastion de l’arrogance sociale et de la distinction de classe.
Alain Finkielkraut n’est jamais aussi émouvant que quand il s’abandonne à la confidence. Quand son fils, par exemple, à qui il demande s’il doit se présenter à l’Académie française, répond: «Pense à tes parents et fais-le pour eux.» Quand il regrette de ne pas avoir, par étourderie, harcelé de questions son père, déporté à Auschwitz, sur la vie dans les camps. Mais Alain est d’une pudeur extrême et à peine a-t-il concédé un élément autobiographique qu’il se réfugie dans le débat. C’est même ce qui le caractérise: il est de tous les intellectuels français celui qui marie avec le plus de ferveur l’idée et la fièvre. Il s’enflamme pour un concept, le défend comme si sa vie en dépendait, tremble d’indignation à la moindre objection. Il vit la philosophie comme une passion, à la fois souffle vital et souffrance. Elle est un morceau de sa chair, il est habité par ses positions au point de paraître parfois sourd aux arguments des autres.
Alain est depuis quelque temps, en raison de son patriotisme inquiet et de son attachement à Israël, l’objet de manifestations haineuses de la part de vociférateurs parmi lesquels le néo-stalinien antisémite Alain Badiou. L’abjection des lyncheurs est réelle. Mais outre qu’Alain n’est pas seul dans son cas, toute l’équipe des survivants de Charlie Hebdo est sous protection policière depuis des années, l’animosité qu’il suscite dans la basse intelligentsia est la contrepartie d’une immense popularité. Il est admiré, respecté autant qu’il est haï. Mieux vaut être persécuté qu’ignoré.
Et puisque Alain me fait l’amitié de me citer, qu’on me permette ici un mot sur notre gémellité. Ensemble nous avions découvert comme un vrai choc théorique à la fin des années 1970 Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard. Ce génial lecteur, professeur à Stanford, parlant de désir et de rivalité mimétique parlait en réalité de nous: les hommes se détestent non quand ils diffèrent les uns des autres mais quand ils se ressemblent trop. Ce qui nous menaçait Alain et moi, après quinze ans d’amitié ardente, deux livres écrits ensemble, une voix et une allure quasi identiques, ce n’était pas la divergence mais l’indistinction. Nous risquions de disparaître l’un dans l’autre après avoir éprouvé les délices de la fusion. Nous étions d’accord sur presque tout, position plus dangereuse que les désaccords stricts. C’est ainsi qu’au début des années 1980 et sans le formuler clairement, nous avons repris notre indépendance. Après plusieurs décennies où nous nous sommes peu vus, nous avons réussi à diverger réellement. Aujourd’hui, à la fois proches et lointains, nous avons retrouvé la bonne distance pour communiquer et cultiver un tendre souci l’un de l’autre. Comme à 18 ans, il reste à jamais mon ami, mon frère d’encre.
http://premium.lefigaro.fr/vox/culture/pascal-bruckner-sur-alain-finkielkraut-mon-jumeau-mon-frere-d-encre-20190917