Extrait de : http://guy.perville.free.fr/spip/articl ... article=44
« A propos de mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie (2002)
Entretien de Jacques Cantier avec Guy Pervillé
lundi 1er août 2005.
J. C. : L’histoire de la guerre d’Algérie est sans doute nécessaire, mais est-elle possible aujourd’hui ?
G. P. : Tout mon livre (et c’est le sens de son titre) vise à le démontrer par l’exemple. Les objections formulées contre cette possibilité sont les mêmes qui ont longtemps été opposées à l’histoire dite « immédiate » : le manque de sources, le manque de recul historique, et l’absence de la sérénité nécessaire au jugement de l’historien. Or, chacune de ces objections a déjà perdu la plus grande partie de sa pertinence. L’exhaustivité des sources du travail historique est un idéal élevé, mais irréaliste, car les sources ne sont jamais toutes disponibles en même temps : étant donné les délais de libre accès aux archives publiques fixés par la loi de 1979, quand tous les documents seront accessibles, tous les témoins seront morts ! Mais la très grande majorité des documents, qui relèvent du délai général de trente ans, sont dès maintenant consultables, et le principal obstacle est le manque de chercheurs plus que celui de sources. Quant au recul historique, il nous vient peu à peu, et les conséquences à moyen terme de la guerre d’Algérie apparaissent assez clairement quarante ans plus tard. Enfin, le dépassionnement de l’histoire ne se produit pas automatiquement en fonction du temps écoulé, comme l’ont prouvé les polémiques autour du bicentenaire de la Révolution de 1789 et des massacres de Vendée . Au contraire, la rechute de l’Algérie dans la violence depuis dix ans n’a fait que raviver l’actualité des enjeux de mémoire de la précédente guerre d’Algérie. Pourtant, l’appel aux historiens se fait entendre de plus en plus souvent, et à juste titre, car ce sont leurs recherches et leur enseignement qui produisent l’historicisation du passé, si les pouvoirs publics le leur permettent.
J’ajouterai que ce qui paraît impossible à ceux qui ont vécu cette guerre en tant qu’hommes et que citoyens responsables ne l’est pas forcément pour d’autres. Pour ma part, j’ai eu dix ans en juin 1958, et la fin de la guerre d’Algérie a été contemporaine de ma prise de conscience du monde, sans que j’aie eu à en souffrir ni personnellement ni familialement. C’est pourquoi, ayant assisté en lointain spectateur au revirement de la politique algérienne du général de Gaulle, je l’ai considérée immédiatement comme une énigme historique, bien avant d’en découvrir les enjeux politiques et moraux. Et c’est aussi pourquoi je regrette que trop souvent les jeunes qui sont nés après 1962 se croient obligés d’adopter le point de vue de leurs aînés et de prendre parti rétrospectivement.
J. C. : Peut-on dire que la France ait eu une politique algérienne cohérente, ou même qu’elle ait eu une politique algérienne avant 1954 ?
G. P. : La France n’avait aucune politique algérienne en 1830, quand le gouvernement de Charles X s’est lancé dans l’aventure de la prise d’Alger pour des raisons de pure politique intérieure, mais elle en a improvisé une dans un délai relativement bref de dix ans : la décision prise en 1840 de conquérir toute l’Algérie au lieu de l ‘abandonner au pouvoir de l’émir Abd-el-Kader impliquait en effet celle de coloniser le pays pour consolider la conquête et pour lui donner un but en faisant de l’Algérie une nouvelle province française. Cette politique aurait été cohérente, donc efficace, si la France avait eu les moyens démographiques de peupler l’Algérie, de façon à submerger les « indigènes » sous le nombre des Français. Or, contrairement au rêve des « colonistes », il est apparu très tôt, dès la fin des années 1850, que la population française n’avait plus d’excédents démographiques à cause de la chute précoce de sa fécondité. Dès lors, il était prévisible que l’Algérie resterait un pays dans sa très grande majorité arabo-berbère . Le problème est d’expliquer pourquoi les responsables politiques n’ont pas su prendre conscience et tirer les conséquences de l’irréalisme de la politique de colonisation et d’assimilation, qui resta pendant un siècle un dogme national et républicain. Dans la conclusion de mon premier chapitre, je discute les explications unilatérales de cette étonnante incapacité à réviser une politique manifestement erronée. »