Le mal-être civique actuel a en effet des causes que tous ceux qui se soucient du bien commun, élus, penseurs, journalistes doivent identifier en vue de sa résorption. Or, ce mal-être est lié à la défiance des citoyens pour les gouvernants. Les citoyens ne s'identifient plus aux politiques : ceci pose évidemment la question de représentativité de ces derniers et donc en particulier celle de la représentation nationale. Au-delà des questions techniques, il faut en revenir aux principes pour se poser la question de la proportionnelle qui est liée à celle de la question de la représentativité de la représentation nationale.
Notre démocratie est affaiblie pour une raison majeure simple mais dont on parle peu : du fait d'un mode de scrutin archaïque, que le monde démocratique ne nous envie pas, la représentation nationale ne représente pas la nation car elle ne représente pas fidèlement le poids des courants d'opinion. Pire, non seulement elle déforme et fausse cette représentation, mais elle ne permet pas de dégager de majorité ou produit soit des majorités pléthoriques non représentatives, soit pas de majorité…
C'est un mauvais système qu'il est nécessaire de corriger pour pleinement renforcer sinon rétablir le caractère réellement démocratique de notre vie parlementaire et la confiance des citoyens. Les seize arguments ci-après sont cumulatifs, on peut toujours en contester un ou plusieurs, mais pris dans leur globalité, non isolés les uns des autres, la masse de ces arguments présente une solidité et une cohérence qui devraient être prises en compte. Nous proposons au lecteur de lire tous les arguments avant de répondre à l'un ou l'autre sans avoir tout pris en considération. Le débat mérite d'être posé avec sérieux et dans le respect par les acteurs du débat public. Voici donc 16 arguments de principe et de fond pour la proportionnelle :
1. La première question que doit se poser une personne honnête et un vrai démocrate, ce n'est pas "est-ce que ce mode de scrutin va donner les résultats que je souhaite ?" mais "va-t-il être représentatif du peuple français et lui donner une assemblée capable d'accomplir sa mission dans de bonnes conditions ?". Se poser la question du "est-ce bon pour moi et mon parti" est une forme de corruption de l'esprit civique et républicain. Ce genre de questionnement égoïste est certes humain mais disqualifiant : en démocratie, on respecte les aspirations du peuple, on ne cherche pas à leur imposer une distorsion au prétexte qu'on a des préférences personnelles. Les électeurs sont dégoûtés quand ils ont l'impression que l'on tripatouille le mode de scrutin pour avantager ou désavantager tel ou tel.
2. La représentativité de la nation au travers de la représentation nationale est la base de sa légitimité démocratique. Si par exemple, quand il y a trois partis en lice, le premier en voix peut devenir le troisième en sièges et le troisième en voix le premier en sièges, c'est qu'il y a plus qu'un gros problème. C'est que le principe de base de la démocratie représentative est violé. L'Assemblée nationale représente la nation dans son ensemble et non chaque territoire pris isolément comme une république indépendante.
3. Evidemment, ce genre d'affirmation que notre système n'est pas pleinement démocratique et peut aboutir à la non application de la volonté populaire par la mise en place d'assemblées non représentatives peut troubler et provoquer chez certains un déni de réalité caractéristique appelé dissonance cognitive. Mais précisément, les gens lucides regardent en face cette réalité qui les choque quand ils ont compris que c'était la réalité. N'écartons pas les faits, prenons les pour bases et appuyons-nous aussi sur les principes démocratiques. Fuir la réalité politique et masquer cette fuite avec des arguments de convenance en jouant sur les mots ou en recourant à des généralités non démontrées n'est pas éthique.
4. Une façon de fuir le débat est de dire que voter à nouveau résoudra le problème mais c'est illusoire et dangereux. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il ne suffira cependant pas de revoter pour que les choses s'arrangent dans notre démocratie fragilisée, les résultats d'une nouvelle élection ne seront pas forcément différents ou plus satisfaisants que ceux de la précédente et les électeurs pourraient en vouloir à ceux qui paraîtraient à l'origine de l'instabilité en les faisant voter et revoter au motif que leur vote n'a pas été satisfaisant. Il ne faut donc pas renvoyer aux prochaines élections mais le traiter urgemment. Déjà en 2022, certains commentateurs insatisfaits de ne pas voir sortir de majorité absolue voulaient faire revoter ; 2024 les a démentis.
5. Sur le plan de principe, il faut se souvenir d'une chose : l'Assemblée nationale représente la Nation comme collectivité et non comme somme de collectivités de poids inégal et c'est parce qu'elle avait cette prétention que sous la Restauration on a affublé les députés de la nation du titre de "députés des départements". Car seul le Roi représentait la nation selon la tradition de l'ancienne monarchie. La "chambre des députés des départements" est devenue après la révolution de 1830 "chambre des députés" tout court pour réaffirmer son caractère de représentation nationale. Aujourd'hui, il y a encore ce problème car la représentation nationale est disputée entre le Président de la République et l'Assemblée nationale qui peuvent se prévaloir concurremment du titre de représentant de la Nation. Mais pour que l'AN soit pleinement représentative de la nation, il est nécessaire que la circonscription électorale soit nationale. Car sinon, même si on a enlevé le "des départements", le député n'est dans le fait que le représentant de sa circonscription et pas celui de la nation. Pour faire coïncider la théorie et la réalité, il faut que les députés soient élus sur la base d'une circonscription nationale.
6. Est-ce à dire qu'il ne faut pas d'élus des territoires et de circonscriptions locales ? Non car le Sénat est là pour cela, il a cette grande utilité de représenter les territoires. Le Sénat pourrait aussi très bien ne pas être élu uniquement que par des grands électeurs. Les citoyens pourraient lui donner une légitimité supplémentaire par vote au scrutin majoritaire uninominal (à un ou deux tours mais comme vu plus haut ; à un tour est cependant plus sain pour éviter les combines d'appareil ou les marchandages entre candidats entre les deux tours). Le Sénat peut être la chambre des territoires et / ou des collectivités locales, mais il n'est pas représentatif de la Nation prise comme collectivité. A la rigueur, il pourrait être élu à la proportionnelle si on veut qu'il représente la collectivité des collectivité locales dans leur ensemble. Mais si on veut que chaque sénateur représente un territoire, le scrutin majoritaire est parfaitement envisageable (assaini donc pour éviter les arrangements).
7. Notre mode de scrutin n'existe pas dans les grandes démocraties qui ont majoritairement adopté soit la proportionnelle intégrale, soit des modes de scrutin mixtes, soit le majoritaire à un seul tour (pour éviter les magouilles partisanes de second tour). D'Israël aux Etats-Unis, de l'Allemagne à l'Italie, on ne connaît pas cette aberration qu'est notre système actuel qui fausse la représentation nationale en modifiant et donc en faussant les rapports de force politiques réels. La France, dans ce domaine précis, aurait tort de dire qu'elle a raison seule face au monde. Si on refuse le principe de la prime ou de faire preuve d'un peu d'imagination pour élaborer des systèmes mixtes parfaitement envisageables, alors il faut regarder hors de France. Si les Allemands et les Italiens en sont capables, pourquoi pas nous ? Le fait de dire qu'ils ont des traditions différentes ne tient pas : l'universalisme de la raison et de la démocratie et sans employer de grands mots le simple réalisme peuvent très bien répondre à cette objection de la prétendue impossibilité d'appliquer la proportionnelle en France. Quand on veut on peut et si cela marche ailleurs, cela peut marcher très bien chez nous.
8. Les élections à deux tours sont peut-être parfois inévitables comme pour la présidentielle mais plus on s'en passe, plus on respecte un des principes fondateurs du gaullisme et de la cinquième république : le refus du régime des partis. Car entre les deux tours, les partis s'arrangent, ils disent le contraire de qu'ils disaient au second, ils font des combines et forcent le choix des électeurs car en se désistant ou non, ils limitent le choix et donc imposent des choix. Limiter le choix des citoyens fait de ces derniers des êtres immatures à qui il faut dire et si besoin imposer le choix qu'il n'auraient pas spontanément si on leur avait donné une plus large gamme de possibilités de vote. Ce vice dans l'information désinforme la démocratie et en fausse le caractère réellement représentatif. Notre système est d'ailleurs fondé sur des règles arbitraires et donc peu légitimes voire absurdes. Ainsi, pourquoi 12.5% des inscrits par exemple et pourquoi pas 15 ? L'interdiction des triangulaires ou quadrangulaires serait plus saine que tous les marchandages, tripatouillages et pressions qui consternent les citoyens. On pourrait donc envisager comme aux EU ou au RU un scrutin majoritaire à un tour, qui favoriserait un bipartisme, ce serait toujours mieux moralement que le système actuel. Le régime des partis c'est quand les partis magouillent entre eux et c'est ce que permet le majoritaire dès avant l'élection. Ils se font du chantage les uns aux autres et c'est malsain. Avec la proportionnelle, les discussions entre partis n'ont lieu qu'après les élections et portent plus sur le fond que sur des manœuvres pour gagner un siège avec tout ce que cela peut avoir de manipulatoire.
9. La diversité des courants d'opinion est une réalité qu'il n'est pas sage, intelligent, juste de masquer mais qu'il est conforme au principe de représentativité de refléter fidèlement et finement sans simplifier abusivement le paysage politique. La proportionnelle, si besoin avec une prime à la liste majoritaire, est seule capable de représenter fidèlement les gens, c'est un fait. Elle est le plus en accord avec le principe démocratique du gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple en reflétant le poids réel de l'opinion.
10. L'argument de l'absence de majorité ne tient pas car le système actuel ne produit pas toujours des majorités saines et équilibrées et de plus un dispositif de prime peut garantir la majorité. L'exemple de 2024 est parlant de l'impuissance que peut créer le scrutin majoritaire. Le scrutin majoritaire donne soit des majorités exagérées et ingérables, soit pas de majorité. C'est manquer de lucidité et nuire à la chose publique que de le nier.
11. Même sans prime on peut et on devrait apprendre en France à construire des majorités de projet car sur chaque vote, une majorité peut se faire. C'est déjà un peu le cas, mais cela pourrait être approfondi et cela apprendrait aux Français à faire plus de compromis et donc à mieux s'aimer les uns les autres. Les partis faillent moralement quand ils ne font que diviser les Français. Il faut leur rappeler aussi leur devoir moral qui est de les unir et de ne pas les encourager à se haïr et diaboliser les uns les autres. Trop de partis semblent vouloir maintenir notre peuple dans un climat de guerre civile froide. Les politiques et les élus doivent inciter les gens à discuter, à échanger les arguments. Les invectives et la diabolisation créent une mauvaise ambiance, rendent les gens malheureux et stressés, font naître la peur et la haine. Les politiques doivent empêcher cela et favoriser la concorde et la paix civile, c'est leur devoir. La culture du compromis manque à la France, l'exaltation et le fanatisme, le sectarisme et la haine ne doivent pas être encouragés. Les exaltés et illuminés (ou les politiques duplices qui font semblant de l'être pour mobiliser) créent des conditions de guerres froides, métaphysiques et quasi religieuses et peuvent parfois amener la guerre civile qui est souvent la plus cruelle des guerres. Les politiques sont aussi responsables de la bonne ambiance de la société.
12. La proportionnelle est le seul mode de scrutin qui garant le principe d'égalité des citoyens français : le vote de chaque citoyen a le même impact partout, une voix vaut une voix alors qu'avec le système majoritaire, des voix valent moins que d'autres, ce qui est profondément injuste, arbitraire et contraire à l'égalité devant la loi ou isonomie, second principe de la république française. Avec notre mode de scrutin actuel, on pourrait envisager qu'un parti fasse 49% partout en France mais n'ait pas un seul député. Qui peut décemment et sérieusement en son âme et conscience prétendre que cela est juste et bien ? Si encore on avait la stabilité, mais on ne l'a même pas… Le système actuel fait que selon la circonscription où on vote le pourcentage d'impact d'un vote sur la composition de l'Assemblée varie considérablement. Cela n'est pas compatible avec le principe d'une Assemblée représentative de la Nation et respectueuse de l'égalité des citoyens.
13. Certains diront "oui mais le gaullisme c'est le scrutin majoritaire" : c'est faux ! En 1945, le Général a fait le choix de la proportionnelle (voir l'article de Dominique Chagnollaud, professeur à Paris II). De Gaulle était un pragmatique. Il est clair que transitoirement le scrutin majoritaire à deux tours a permis de réaliser ce qu'avait résumé André Malraux à savoir qu'entre le PCF et le gaullisme "il n'y avait rien". C'était faux mais bien pratique électoralement pour assurer à la droite de gagner face au PC et à une gauche qui ne voulait pas s'unir. Depuis que la gauche a accepté de s'unir au parti communiste, cette manœuvre s'est retournée contre la droite… Mais on ne peut rester dans cette logique obsolète, machiavélique et qui reposait aussi sur une guerre civile froide qu'il n'est pas sain de vouloir faire durer éternellement.
14. Les majorités pléthoriques outre qu'elles faussent la représentation nationale ont aussi pour conséquence néfaste d'être difficilement gérables. Les élus deviennent alors des godillots ou des rebelles soucieux de faire leur publicité plutôt que de mettre en qualité le travail législatif et de contrôle de l'assemblée. L'opposition si utile et nécessaire en démocratie ne peut faire son travail correctement, la société française ne se reconnaît plus dans son Assemblée et les retours de bâton sont violents (comme en 1997 après seulement quatre ans d'une majorité RPR-UDF disproportionnée).
15. Certains voudront s'en tirer par une pirouette en disant "ce n'est pas la priorité des Français" (il est vrai que le déclin de la France dans les classements économiques, financiers, scolaires ou scientifiques inquiètent les citoyens). Mais si nous déclinons c'est peut-être que nos politiques ne ressentent pas ce sentiment et cette réalité que vivent les Français et c'est pourquoi ils doivent davantage les représenter. il appartient en outre aux élus de faire preuve parfois de sagesse et de lucidité à long terme, de comprendre que le bien du pays passe par une certaine hauteur de vue. Et puis il faut être honnête, les gouvernants ne font pas que suivre les priorités des Français. Donc ici il n'y a aucune échappatoire pour ne pas enfin traiter ce sujet qui traîne et empoisonne depuis des décennies notre démocratie.
16. Un autre argument faux des partisans du maintien du système actuel est que la proportionnelle ou une dose de proportionnelle induiraient une instabilité gouvernementale mais c'est également faux, il suffit par exemple d'inscrire dans la Constitution le principe de la motion de censure constructive qui veut que la motion de censure doit nécessairement prévoir un chef de gouvernement pour remplacer celui qu'elle propose de renverser. La motion de censure constructive existe en Allemagne et dans cinq autres États membres de l'Union européenne ou dans de nombreux pays. En France, la motion de défiance constructive a été introduite, pour la première fois, par la loi no 91-428 du 13 mai 1991 portant statut de la collectivité territoriale de Corse ; elle existe aussi en Martinique, à Saint-Pierre-et-Miquelon ainsi qu'en Polynésie française. D'autres mécanismes peuvent être envisagés, quand on veut on peut trouver des solutions avec un peu d'imagination et de bonne volonté.
Notre mode de scrutin n'est pas de droit divin, il n'est pas éternel, il peut et il doit être changé et le moment présent est le bon pour le faire. Attendre ne fera que renforcer la crise et nous conduire à un avenir incertain et inquiétant.