Bien sûr. Vous notez que je n'ai pas dit "L'Homme", mais "les hommes", c'est-à-dire les individus vivants et qui sont en relation les uns avec les autres, d'accord sur la précision. Il ne s'agit pas de nier la socialité essentielle de l'homme ("animal social", "animal politique", disait Aristote), ce que j'ai indiqué veut dire qu'il ne faut pas réifier "la société", "l'histoire" et en faire des facteurs agissant par eux-mêmes, alors que ce sont des idées. Ce ne sont pas des choses, et quand on manipule ces termes, il faut les prendre pour ce qu'ils sont. C'est de la méthodologie.
Vous vous trompez, si je peux me permettre ou disons, vous parlez d'autre chose en mentionnant que sans électrons, nous ne pourrions pas avoir ces échanges si intéressants et fructueux. Le "matérialisme" de Marx n'a rien à voir avec ça. La matière qui est dans les ordi, les ondes, l'électricité, c'est la matière au sens de la réalité objective, qui est par elle-même et se distingue par là d'un sentiment, ou d'une idée, bref ce qui existe objectivement indépendamment de nous. Il est clair que les électrons, les ondes, etc. ne nous ont pas attendu pour exister et qu'on ne peut les réduire à un fantasme de notre imagination, ou un sentiment personnel, etc.
Ca c'est le matérialisme d'Epicure et de Démocrite (le sujet de Thèse de philo de Herr Doktor Marx), ou plus tard de Gassendi, de Diderot. Ou, à l'époque où Marx rédige sa thèse, celui de Feuerbach.
Voici ce qu'il en pense :
Le principal défaut de tout matérialisme jusqu'ici (y compris celui de
Feuerbach) est que l'objet extérieur, la réalité, le sensible ne sont saisis
que sous la forme d'Objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité
humaine sensible, en tant que pratique, de façon subjective. C'est
pourquoi en opposition au matérialisme l'aspect actif fut développé de
façon abstraite par l'idéalisme, qui ne connaît naturellement pas l'activité
réelle, sensible, comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles,
réellement distincts des objets de la pensée : mais il ne saisit pas
l'activité humaine elle-même en tant qu'activité objective. C'est pourquoi
dans "L'Essence du christianisme" il ne considère comme
authentiquement humaine que l'attitude théorique, tandis que la
pratique n'est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive
sordide. C'est pourquoi il ne comprend pas l'importance de l'activité
"révolutionnaire", de l'activité "pratiquement-critique".
Ce que Feuerbach et consorts n'ont pas compris, c'est donc que la matérialité, ce n'est pas la réalité objective telle qu'elle peut être sous le regard théorique, c'est-à-dire ce que la pensée oppose à soi comme étant objet (comme son autre). La vraie réalité matérielle, c'est l'activité pratique, qui ne contemple pas le réel comme un objet, mais qui agit et se développe elle-même, de façon subjective (comme un sujet, pas comme une chose), qui est le devenir de soi-même, qui transformant le monde (dans le travail par exemple) se change aussi elle-même (est le résultat de sa propre opération, de son travail sur soi).
Bref, "la matière", ce n'est pas la chose inerte et objective, c'est l'activité, la pratique, la praxis, si on veut cuistriser. Il faut la penser comme pratique révolutionnaire.
Il y a un passage un peu plus loin (ce que je viens de citer est la Première thèse sur Feuerbach, mis en préambule de l'Idéologie allemande) où il reprend un texte dans lequel Feuerbach explique que le cerisier qu'il voit devant lui est une réalité objective, parfaitement indépendant de ma pensée, et qui demeure même si je ne suis pas là pour le regarder, etc. , bref le matérialisme canal historique. Marx ne dit pas qu'il a tort, ce n'est pas faux, c'est seulement insuffisant. Ce qu'il faut dire d'abord, c'est que la cerise n'est pas un fruit qui pousse comme ça en Allemagne, et qu'il faudrait expliquer d'abord comment un cerisier se retrouve devant Feuerbach et s'offre à sa contemplation théorique. Il dit, je crois - il est tard et j'ai la flemme de vérifier ce détail, excuses si ce n'est pas tout à fait ça - que cette plante a été ramenée de l'Amérique, et qu'il faudrait d'abord expliquer comment un truc qui n'existe qu'en Amérique se trouve faire face à Feuerbach, ce qui oblige de faire un peu d'histoire du Nouveau Monde, de sa découverte et tout ce qui s'ensuit. Bref, de la pratique et de l'historicité, et pas seulement la capacité d'abstraire et d'objectiver.