cheshire-cat i les Arabes (et les Persans) n'avaient pas maintenu vivantes les mathématiques grecques jusqu'à ce que l'Europe prenne le relai , nous n'en serions pas encore là ou nous en sommes.
Jean Sévillia s’écarte donc avec lucidité de cette vision enchantée d’un Islam dont les apports auraient été fondamentaux. Il ne nie pas la part prise par les Arabes mais il réclame que l’on s’en tienne aux faits en remettant ceux-ci dans leur contexte historique. « Une idée toute faite voudrait que le savoir antique, après avoir disparu d’Europe lors de la fin de l’Empire romain, se soit réfugié dans le monde musulman, écrit-il. C’est ce dernier qui, en traduisant en arabe les textes grecs, les aurait passés à l’Occident, transmission qui aurait permis l’essor de la culture occidentale. »
Jean Sévillia déplore que, sur ce sujet comme sur tant d’autres, la “bien-pensance” condamne toute recherche historique qui remettrait en question la supériorité évidente de l’Islam.
Pour démontrer que l’“historiquement incorrect” est à l’égal du politiquement incorrect, il rappelle le procès en sorcellerie fait en 2008 à Sylvain Gouguenheim, agrégé d’histoire et professeur à l’École normale supérieure de Lyon, après la sortie de son livre Aristote au mont Saint-Michel (Seuil). D’abord salué par Roger-Pol Droit dans le Monde des livres, l’essai de Gouguenheim avait provoqué un tollé, notamment en raison de son sous-titre : les Racines grecques de l’Europe chrétienne.
L’historien avait été accusé d’islamophobie, ou même de négationnisme ! « Gouguenheim est rangé dans la catégorie des infréquentables, raconte Sévillia. Cet appel au lynchage est signé par 200 personnes. La plupart, on le saura plus tard, n’ont pas ouvert Aristote au mont Saint-Michel. » Peu importe que d’éminents médiévistes et des spécialistes reconnus de l’Islam aient apporté leur soutien au “mal-pensant”. Dans la revue Commentaire, par exemple, le philosophe Rémi Brague avait écrit : « Ce livre n’est pas l’ouvrage définitif et exhaustif dont on pourrait rêver mais il a l’avantage de contester quelques certitudes trop rapidement acquises. »
Sévillia soutient que « le haut Moyen Âge n’a pas constitué une parenthèse dans l’histoire de l’Europe, une époque obscurantiste, un “âge sombre”. S’il y a eu rupture culturelle en Occident, écrit-il, cette rupture, située entre la fin de la civilisation antique et le début de la période médiévale, fut brève et d’ampleur limitée ». Remontant les siècles, multipliant les références incontestables, balayant les divers champs de la pensée, il cite – parmi les éléments de continuité – l’apport du christianisme et des Pères de l’Église d’Occident – saint Augustin, saint Ambroise, saint Jérôme ou Grégoire le Grand – qui étaient pétris de littérature et de philosophie helléniques. Ou encore les moines lecteurs et traducteurs des textes antiques, à la bibliothèque du Latran à Rome, dans les abbayes du Mont-Cassin, de Saint-Gall ou du Mont-Saint-Michel.
Arabes chrétiens et chrétiens arabisés
La démonstration de l’auteur est solidement étayée. Quand, au Proche-Orient, en Afrique ou en Espagne – régions évangélisées dès les premiers siècles –, l’Islam conquérant se répand, les populations chrétiennes ont pour choix de passer à la religion du vainqueur ou de passer sous le statut de la dhimma (mot arabe qui signifie à la fois “protection” et “soumission”) qui réduisait considérablement les libertés des chrétiens et des juifs.
« Dans le monde musulman, il reste plus que des poches chrétiennes, corrige Sévillia en remontant le temps pour remettre les pendules à l’heure. Au Proche-Orient, aux alentours de l’an mil, les Arabes chrétiens et les chrétiens arabisés constituent près de la moitié de la population. Ces zones chrétiennes contiennent des foyers de vie intellectuelle qui restent pénétrés de culture antique. » Nombre de travaux de traduction sont effectués, par exemple à Tolède, par des chrétiens dhimmis.
Parmi les penseurs du monde musulman qui doivent beaucoup à la culture grecque, trois noms sont cités : le philosophe Al-Fârâbi, inspiré par Platon et Aristote, le médecin Avicenne et surtout le philosophe Averroès dont l’œuvre fondée sur le commentaire d’Aristote était enseignée jusqu’à Paris vers 1230.
Dans le domaine scientifique – celui qui provoque le moins de polémiques –, Sévillia rappelle que la civilisation islamique nous a transmis les chiffres dits “arabes”, venus en réalité des Indes. Et il reconnaît combien les savants arabes ont souvent prolongé et dépassé l’héritage grec en mathématiques, en physique et en astronomie. Il cite le Traité d’optique d’Alhacen, dont les sept volumes écrits entre 1011 et 1021 ont représenté une révolution dans la compréhension des mécanismes de la lumière et de la vision. Ou encore Al-Razi (865-925) à qui la chirurgie, la gynécologie, l’obstétrique et l’ophtalmologie sont redevables de grandes avancées. Et, bien sûr, Avicenne et son Canon de la médecine traduit en latin et diffusé dans toute l’Europe.
Jean Sévillia cite aussi Rémi Brague pour qui « le monde musulman est lui aussi l’héritier de l’Antiquité, et son héritier tout à fait légitime », en insistant toutefois sur le fait que les Arabes n’ont pas tout retenu de cet héritage antique, le filtre de l’incompatibilité avec la pensée musulmane ayant souvent joué. Et s’ils n’ont pas tout retenu, ils n’ont pas pu transmettre ou apporter autant que cela est souvent affirmé.
Jean Sévillia écrivait son Historiquement incorrect sans savoir que Malek Chebel était en train de présenter l’illustration de ce qu’il allait contester. Sévillia y revient à la fin de son essai (dix brillants chapitres sur les polémiques historiques actuelles) en soulignant : « Rappeler ces faits ne signifie en rien verser dans l’islamophobie. Ce terme est piégé ; il a pour but de faire de l’Islam un objet intouchable, sous peine d’être accusé de racisme. Or une confession n’est pas une race. Constater une irréductibilité religieuse entre l’Islam et les religions implantées depuis deux millénaires en Occident n’empêche en rien d’avoir de bonnes relations avec les musulmans sur les bases de l’humanité commune, de la morale commune, des vertus communes. »
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