Entretien avec le mathématicien Laurent Lafforgue, professeur à l’Institut des hautes études scientifiques.
Quel rapport entretiennent les catholiques avec les mathématiques ?
Laurent Lafforgue : Il y a une certaine défiance des chrétiens à l’égard des mathématiques ou des sciences : peut-être en raison, notamment, d’une certaine répugnance chez eux à briller dans un milieu compétitif. Pourtant, François de Sales écrivait dans son Exhortation aux ecclésiastiques que « l’étude est le huitième sacrement ». N’oublions pas que c’est l’Église qui a créé l’université. Aujourd’hui, force est de constater qu’un certain nombre des mathématiciens sont athées.
Est-ce qu’être chrétien a pu vous donner un avantage, une inspiration, une créativité ou même du sens à ce que vous faisiez ?
L.L. : Il m’est difficile de répondre à cette question, car en ce qui me concerne, les deux choses sont certainement liées, mais c’est une relation dans les deux sens. Effectivement, quand on est chrétien, chercher à comprendre les mathématiques ou autre chose, c’est une manière d’honorer Dieu dans sa Création, de le louer. Les mathématiques sont une expérience de richesse de la Création.
Mais les choses fonctionnent aussi en sens inverse, c’est-à-dire que si l’on a une expérience assez profonde et exigeante, comme celle de la connaissance mathématique, on est amené à faire des comparaisons et donc à demander une exigence comparable dans d’autres domaines. Par exemple, l’expérience que j’ai eue de l’enseignement ou de l’apprentissage des mathématiques a été pour moi l’occasion de me rendre compte que le catéchisme et les aumôneries que j’avais connus et auxquels j’avais participé plus tard n’étaient pas totalement satisfaisants sur le plan intellectuel. Comme vous le savez, je suis devenu extrêmement critique sur la manière dont le système éducatif a évolué dans les dernières décennies. Mais je pense aussi que cette évolution du système éducatif a été précédée par une évolution du catéchisme, et je me demande jusqu’à quel point les chrétiens n’ont pas joué un rôle négatif dans cette évolution, en donnant peut-être l’exemple, quand ils détournèrent le catéchisme de son contenu. On a voulu, en quelque sorte, faire un catéchisme sans contenu. Si je me suis posé cette question, c’est parce que, malgré tout, dans le cadre des mathématiques, j’ai appris à privilégier les contenus.
Cela dit, je rencontre beaucoup de scientifiques qui sont très créatifs, ou même plus créatifs que moi, sans être croyants. Mais – et là je dis des choses hypothétiquement – il y a une autre chose qui, elle, est négative, et que je pense être étroitement liée à la perte de la foi chez beaucoup, c’est la perte du sens de la Vérité chez beaucoup de scientifiques, de mathématiciens et d’autres. Par exemple, si je prononce le mot « Vérité » à table dans cet Institut [1], cela provoque immédiatement des réactions négatives chez certains. Le mot « Vérité », aujourd’hui, choque, et n’est pas toléré. C’est une chose très étonnante, d’autant qu’elle enlève tout son sens à la recherche scientifique. Ces personnes, qui protestent contre le mot « Vérité », publieront malgré tout des articles, et qu’est-ce que qu’un article sinon une suite d’affirmations qui toutes portent une prétention à la Vérité. Ils écrivent une chose, ils n’écrivent pas son contraire. Finalement, l’un des liens les plus profonds entre la foi et la recherche scientifique est le sens de la Vérité, la recherche de la Vérité. Avant le début de l’entretien, vous avez prononcé le titre Foi et Raison qui est un de vos thèmes de réflexion ... on voit que la recherche de la Vérité est à la fois à la racine la dimension religieuse de l’homme et de sa dimension rationnelle et scientifique. Cette racine commune correspond à une certaine réalité historique. Les mathématiques ont commencé chez les Grecs. Pour les Grecs, le premier mathématicien – même si c’est en partie un personnage mythique – est Pythagore. Pythagore était mathématicien et beaucoup d’autres choses. Aujourd’hui, quand on lit les récits plus ou moins légendaires de sa vie, il apparaît d’abord comme un mystique, c’est-à-dire un homme qui cherche la transcendance. Un collègue mathématicien, chrétien, juif d’origine, me disait cette phrase très frappante : « les mathématiques sont le langage de Dieu ». En fait, je pense que c’est un sujet qui demanderait à être étudié davantage, en particulier par les chrétiens : « Quelle est la signification philosophique des mathématiques ? ». ...
https://www.lerougeetlenoir.org/opinions/les-inquisitoriales/laurent-lafforgue-1-5-les-chretiens-et-les-mathematiques