cemab
https://www.historiographie.info/paphitpens.pdf
https://www.voltairenet.org/article7605.html
On prête aujourd’hui grande attention à la remarque publique de Pie XI en septembre 1938 « l’antisémitisme est inadmissible ; spirituellement nous sommes tous des sémites » ou on suppose que Pacelli devenu Pie XII aurait en se contraignant au « silence » sur les misères des victimes, notamment juives, du nazisme vécu un « drame intérieur d’une très rare acuité » [1] . Les archives des années trente et quarante rendent sur l’« antijudaïsme » de l’Église romaine un autre son, dont nous résumerons ici certains éléments ou jalons éclairants [2] . Leur contenu révèle la virulence de l’antisémitisme clérical, dont témoignent, parmi bien d’autres, les cas allemand et autrichien (unifiés de fait par une adhésion formelle du Vatican à l’Anschluss depuis 1918-1919 et Benoît XV) : ses manifestations d’avant, pendant et après-guerre, couvertes ou suscitées par la Curie, nous mènent d’emblée aux questions :
1° de la participation aux massacres d’éléments cléricaux couverts et dirigés par leurs supérieurs hiérarchiques, du refus d’aide aux victimes confirmé par circulaires ecclésiastiques, voire de l’éventuel pillage de biens juifs ;
2° de la négation vaticane directe du génocide des hitlériens et de leurs séides de diverses nationalités ;
3° du sauvetage-recyclage des bourreaux, opération de masse que des travaux étrangers surtout ont commencé à saisir depuis 1969 [3] .
L’Antisémitisme : de quelques prélats et de la Curie romaine avant guerre
Le nonce à Munich (depuis mai 1917) puis auprès du Reich (décembre 1919), « en fait seul représentant du pape en Allemagne et en Autriche », puis, comme l’avaient dès 1920 prévu les Français « cardinal secrétaire d’État » de « Berlin » [4] (respectivement en décembre 1929 et février 1930), continua à ce poste à s’occuper du Reich autant qu’auparavant. Pacelli était pangermaniste jusque dans l’obsession antisémite de ce courant idéologique : sa correspondance sur la Bavière d’après-guerre avec le Vatican fourmille de références haineuses au « juif » untel, d’Eisner à Lévine, tout révolutionnaire étant par essence « juif galicien ». Il nomma ou promut (à la pourpre) tout l’épiscopat allemand et autrichien, et s’entoura de prélats dont la contribution à l’essor du nazisme et à l’antisémitisme fut éminente. On dresserait le même tableau du secrétaire d’État (de 1914 à 1929) Gasparri, toujours à l’affût des propos antisémites, par exemple des Hongrois ou de son cher ambassadeur allemand (depuis 1920) von Bergen, dont la carrière se déploya entre IIè Reich, Weimar et IIIè Reich. Rappelons à quel point les troubles de la restauration d’après-guerre enracinèrent encore à Rome et dans l’ensemble du monde clérical la vieille équation juifs = rouges : toute la presse ultramontaine soutint la Hongrie blanche dans la campagne antisémite qui suivit la défaite de Belà Kun, partie intégrante de l’effroyable répression du calviniste Horthy (auquel la Curie pardonnait son protestantisme). La Croix incluse qui, le 11 novembre 1920, assimila « à juste titre » les deux ennemis vaincus, stigmatisa « la race conquérante » qui avait tenté d’imposer le bolchevisme à la Hongrie catholique, et justifia la loi sur le numerus clausus universitaire indispensable « pour sauver la jeunesse catholique-magyare », réduire le pouvoir de la presse juive, assurer « la renaissance catholique » : la Hongrie était ainsi « guérie moralement (...) L’esprit catholique est devenu le grand directeur de la vie économique et de la politique » [5] . Nous ne citerons de cet antisémitisme catholique romain ou national que les exemples significatifs de quelques dignitaires germaniques dont le nonce Pacelli fit ou améliora la carrière :
Mgr Gröber, nommé archevêque de Fribourg en juin 1932, instrument essentiel des concordats badois (12 octobre 1932) et du Reich (20 juillet 1933) : passé du soutien net des nazis avant leur accession au pouvoir au nazisme pur et dur, ce « "membre promoteur" de la SS » (förnderndes Mitglied) payant ses cotisations mensuelles depuis 1933, vite surnommé « l’évêque brun » (der braune Bischof), écrivit beaucoup. Ses oeuvres, conformes aux canons du Saint-Office, éclairent la contribution du catholicisme allemand à la « Solution finale » : son « manuel des questions religieuses du temps présent » (Handbuch der religiösen Gegenwartsfragen) publié en 1935 l’établit en champion du sang et de la race, l’année des lois de Nuremberg, que l’article « race » justifiait ainsi : « chaque peuple porte lui-même la responsabilité du maintien de son existence, et l’apport d’un sang entièrement étranger représentera toujours un risque pour une nationalité qui a prouvé sa valeur historique. On ne peut donc refuser à aucun peuple le droit de maintenir sans perturbation sa vieille souche raciale et de décider des mesures de sauvegarde à cet effet. La religion chrétienne demande simplement que les moyens utilisés n’offensent pas la loi morale et la justice naturelle ». Le propos était précisé par l’article « marxisme » du manuel, sur le « juif Karl Marx » ; l’article « bolchevisme », « despotisme d’État asiatique, en vérité au service d’un groupe de terroristes conduit par les juifs » ; par l’article « art », sur le judaïsme athée et perverti responsable des « aspects anti-allemands de l’art depuis le XIXè siècle » (et par sa lettre pastorale du 30 janvier 1939 contre les juifs assassins de Jésus et animés d’une inexpiable « haine meurtrière ») [6] .
Mgr Hudal, recteur depuis 1923 de Santa Maria dell’Anima (Église nationale de l’Autriche et de l’Allemagne, un des fiefs du pangermanisme à Rome), est aujourd’hui connu comme l’un des principaux responsables vaticans de l’« exfiltration » des nazis depuis 1944. Hudal était le protégé d’Innitzer, cardinal-archevêque de Vienne dont on connaît mieux les « Heil Hitler » depuis mars 1938 que le passé très pacellien : cet « Allemand des Sudètes » né en 1875 à Weipert, en « Bohême allemande », fit l’essentiel de sa carrière à Vienne, après des études à Santa Maria dell’Anima, « collège teutonique » dont Pacelli devint le « protecteur » le 31 mars 1930, après la mort de Merry del Val (son titulaire depuis le 8 novembre 1907). Innitzer fut nommé à l’université dès 1911, et il gravit tous les degrés de sa hiérarchie, jusqu’aux postes de doyen puis de recteur, en 1928-1929 - période où il signait publiquement des proclamations « rattachistes » (en faveur de l’Anschluss) -, avant de devenir ministre en septembre 1929. Pacelli l’affecta à la réalisation de deux grandes étapes de l’expansion allemande, l’Anschluss et son corollaire, la liquidation de la Tchécoslovaquie : il réorganisa entre 1929 et 1933, avant de la lui en confier, une « petite congrégation » allemande installée en Tchécoslovaquie, « l’ordre teutonique », « organe de propagande » chargé de « prépar[er...] les opérations allemandes tout à la fois en Autriche et en Tchécoslovaquie ». Mission qui lui valut une ascension vertigineuse : il fut en novembre 1932 nommé archevêque de Vienne, et reçut à la mi-février 1933 le chapeau, un des dons de joyeux avènement d’Hitler, « tour de faveur » d’autant plus remarqué qu’il s’agissait d’une maigre promotion (six élus pour dix-huit postes vacants) succédant à plus de deux années sans nominations [7] .
Protecteur de Hudal, de dix ans son cadet, et nazi aussi précoce, Innitzer trouva en lui un porte-parole bruyant, qui eut également une carrière pacellienne sur laquelle coïncident les fonds français des années trente, ceux de l’Office of Strategic Services (OSS) de la décennie suivante et les enquêtes de Simon Wiesenthal. Son ascension romaine s’accéléra quand Pacelli devint secrétaire d’État : Hudal, mandaté par le chancelier Schober, avait discuté d’un futur concordat autrichien avec Pacelli dès 1929 ; « chef de la communauté catholique allemande de Rome », il fut en 1930 nommé conseiller au Saint-Office, sanctuaire de la doctrine : c’est à ce titre qu’il multiplia les « tournées de conférence(s) » en Italie et en Allemagne, prêchant à « d’énormes foules de catholiques germanophones » la formule du 30 janvier 1933. Il exprimait régulièrement sa ferveur, ainsi en mai 1933, où il déclara « devant un parterre » de diplomates et dignitaires nazis réunis à l’Anima « qu’en cette heure marquée au sceau du destin, tous les catholiques allemands vivant à l’étranger saluent l’avènement du nouveau Reich, dont la philosophie s’accorde tant aux valeurs nationales qu’aux valeurs chrétiennes ». Il reçut en juin 1933 une récompense « plutôt rare » pour un recteur de collège, le titre « d’évêque titulaire d’Ela », consacré par une messe célébrée à l’Anima par Pacelli. Hudal, après avoir été associé au concordat autrichien, et sans doute à l’allemand, renforça son intimité avec von Papen, dont il fut le conseiller quand les hitlériens, après l’échec du putsch de juillet 1934, déléguèrent ce « serpent » - selon l’expression de Göbbels - à Vienne. Après le Te Deum saluant à l’Anima le plébiscite sarrois, on le remarqua souvent en 1935, où il fut le truchement de la tentative romaine de conciliation doctrinale dont l’anticléricalisme nazi se moquait comme d’une guigne : il édita à Innsbruck et fit publier sous forme d’« étude » par la Bayerische Volkszeitung l’ouvrage « Rome, le christianisme et le peuple allemand » (Rom, Christentum und deutsches Volk) prônant une alliance intime entre « germanisme » et « christianisme ».
Il « se révéla surtout après l’accord austro-allemand » du 11 juillet 1936, « l’enfant de M. von Papen » (et de Schacht), par lequel Schuschnigg livra l’Autriche à l’« Allemagne de Hitler » : il accueillit « cet acte pacificateur » par des « articles louangeurs (...) appelant de tous ses voeux une étroite collaboration entre le catholicisme autrichien et le national-socialisme allemand pour le progrès et la gloire de la race et de l’idéal germaniques ». Il théorisait alors sur les merveilles du futur règlement de la question juive (Schönere Zukunft. Gedanken zur Judenfrage, juin 1936) et sur les aspects généraux de la collaboration catholico-nazie. En novembre 1936, son livre exaltant le nazisme et son oeuvre antisémite, Les bases du national-socialisme, parut escorté d’une note de l’Osservatore selon lequel il « n’avait été inspiré par aucune autorité romaine ». Postdaté de 1937, il fut publié à Leipzig et à Vienne, avec l’imprimatur d’Innitzer qui « souscriv[ai]t chaleureusement à cette "précieuse tentative d’apaisement de la situation religieuse des Allemands" ». Il frappait sur le double clou rituel, « la lutte contre le bolchevisme » et les juifs, exaltant les lois de Nuremberg, « une mesure nécessaire d’auto-défense contre l’invasion d’éléments étrangers » : le droit canon avait exclu les juifs « jusqu’à ce que les murs du ghetto eussent été abattus au XIXè siècle par l’État libéral d’abord et non par l’Église » ; « les principes de l’État moderne » fondés sur la règle de l’égalité de traitement devant la loi « ont été crées par la Révolution française et ne sont pas ce qu’il y a de mieux du point de vue du christianisme et de la nationalité ». Il subit officiellement dans le Reich le sort commun à tous les « théoriciens » cléricaux qui souhaitaient que le NSDAP, « pour collaborer avec le catholicisme, (...) s’expurgeât au préalable de ses préjugés anti-chrétiens[ :] les nazis rejetèrent cette proposition. Les journaux attaquèrent vivement le prélat, et son livre », d’abord « autorisé sur l’intervention personnelle de M. von Papen », fut mis à l’index national-socialiste ». Ce conflit servit la thèse vaticane des divergences catholico-nazies, mais l’ouvrage fut massivement diffusé en Autriche - seul endroit où il fût utile -, et Hudal reçut « l’insigne d’or de membre du parti ». Le lecteur curieux lira ailleurs le détail des opérations germano-austro-vaticanes qui aboutirent à l’Anschluss, aussi funeste aux juifs autrichiens qu’aux « rouges », dont les épiscopats fusionnés fêtèrent dans le délire le triomphe plébiscitaire. Hudal le célébra à l’Anima, avec un Te Deum suivi du « Deutschland über Alles », et reçut les louanges de von Bergen pour sa longue action en faveur d’« une Grande Allemagne » et son empressement auprès de « nous » (les nazis) [8] .
De von Faulhaber, cardinal-archevêque de Munich (respectivement en 1921 et 1917), intime entre les intimes de l’ancien nonce, la diplomatie de la « décadence » française [9] s’obstina dans les années trente à faire un « résistant » au nazisme : les archives allemandes et françaises font litière de ce vernis badigeonnant un pro-nazi bon teint, manié à nouveau après-guerre par les Alliés américains d’abord - français et anglais ensuite -, jusque dans la prétendue exception que le prélat aurait instituée en matière d’antisémitisme catholique allemand. Cet « aumônier général des Armées du royaume de Bavière » pendant la Ière Guerre mondiale, aussi pangermaniste que l’exigeait sa fonction, s’était publiquement livré à des débordements antisémites au début des années vingt : ainsi au « congrès catholique » des 27-30 août 1922 à Munich, où, auprès de Pacelli comme de coutume, il maudit la « révolution » judéo-bolchevique de 1918-1919, « un parjure et une haute trahison (...), marquée dans l’histoire du crime de Caïn », et tonna contre les juifs et « la presse sémite », « profession de foi antirépublicaine et antisémite » qui lui valut les « applaudissements frénétiques » de l’assistance. Dans ses sermons de l’Avent 1933 sur les « valeurs morales de l’Ancien Testament » l’Occident chrétien, Paris inclus, reconnut « en quelque sorte le procès de l’antisémitisme ». Le 14 décembre, l’Osservatore loua sa « courageuse affirmation doctrinale » sur la validité de l’Ancien Testament pour faire oublier, commenta l’ambassadeur de France Charles-Roux, le mutisme des « autorités supérieures de l’Église, gardiennes de l’orthodoxie catholique » sur la politique antisémite d’Hitler. Le philosémitisme de Faulhaber ne résiste pas aux archives : « la presse américaine » a, câbla-t-il le 30 mars 1933 à Mundelein, archevêque (allemand) de Chicago, « grandement exagéré les violences faites aux juifs » ; son sermon de décembre 1933, expliqua-t-il définitivement en 1934, ne prenait pas « la défense des juifs persécutés par le régime hitlérien » : « il n’a pas pris position à l’égard de la question juive telle qu’elle se pose aujourd’hui », fit-il notifier le 31 août au secrétaire de la conférence israélite mondiale de Genève ; en novembre, il rendit publique, par écrit et « en chaire (...) sa protestation » contre la réputation de philosémite que lui forgeaient depuis la fin de 1933 « des émigrés et des publicistes étrangers (...) dans certains journaux de Prague, de Bâle et de Sarrebruck », qu’il « flétri[t] » nommément [10] .
Couvrant ou promouvant des prélats qui comptaient parmi ses personae gratissimae, la Curie ne fit pas que se retrancher derrière ceux qui, en dernière analyse, exprimaient sa position profonde sur la « juiverie arrogante » - expression en 1936 du très féal Mgr Baudrillart. La Curie poussait Baudrillart, défenseur d’un des porte-parole de l’antisémitisme de l’Église et de l’alliance (précaire) de la Pologne avec le Reich hitlérien, le Polonais Hlond [11] , primat-archevêque de Poznan et Gniezno puis cardinal (en 1926 et 1927), contre le « national » Verdier (on y revient plus loin). Cette opposition n’épargna pas la sphère de la « question juive », et ce très tôt : le Saint-Siège ne trouva rien à redire à la persécution officialisée par le boycott des magasins juifs du 1er avril 1933 et les violences des SA et SS. Pacelli mit, selon Charles-Roux, la main à ces « ménagements » envers Berlin : alors que « les persécutions contre les juifs » avaient provoqué « l’indignation du monde », il censura Mgr Verdier, auteur d’une lettre de solidarité au grand rabbin de France, « dont la publication fut annoncée [en avril ?] : elle ne fut pas publiée ».
Les dossiers allemands montrent que la prétendue intervention prescrite au nonce successeur de Pacelli (et intime de ce dernier et du pape), Orsenigo, n’alla pas au-delà du souci de laisser quelque fallacieuse trace écrite. En témoigne un épisode du long mais vide feuilleton des « négociations » et « notes de Pacelli » sur le concordat de juillet 1933 - exemple-type des courriers-paravents dont la correspondance officielle du Saint-Siège regorge. Le 12 septembre, Pacelli remit au chargé d’affaires d’Allemagne au Vatican Klee un « mémorandum en trois points », dont le 3ème concernait notamment « les catholiques d’origine juive » : il le restreignit aux deux premiers quand Klee argua que le point 3 n’avait « rien à voir avec le concordat », « objection qu’il reconnut justifiée ». Klee revenant sur ce problème « non pas religieux mais de race », Pacelli rappela que ce texte « était remis à la demande du pape, qui n’était guidé que par des points de vue religieux et humains » ; puis Klee « insista » sur l’engagement du Vatican « depuis le début » à ne « pas se mêler des affaires politiques intérieures de l’Allemagne », sur la nécessité de rayer la partie juive du point 3 et de « baisser le ton sur le reste » : Pacelli « décid[a alors] de ne pas remettre le mémorandum ». Il adressa à Klee, le soir même, une note conforme à ses voeux et antidatée du 9 (donc d’avant la ratification du concordat du Reich, du 10, tactique laissant croire qu’on continuait à négocier sur ce texte) : elle consacrait 5 lignes et demi « pour ajouter un mot pour les catholiques allemands d’origine juive » récente ou lointaine, « et qui pour des raisons connues du gouvernement allemand souffrent également de difficultés économiques et sociales » [12] .
Reste le cas personnel de Pie XI, germanophile endurci servi par un nonce puis secrétaire d’État pangermaniste. A supposer qu’il n’ait pas été antisémite autant que son subordonné, demeure le fait qu’il le protégea et le promut ; qu’il géra l’ensemble de la politique allemande du Saint-Siège jusqu’à son trépas - en particulier encouragea et soutint l’expansionnisme germanique aux dépens de l’Europe haïe de Versailles ; que la fameuse encyclique de mars 1937 Mit brennender Sorge - rédigée dans le cadre d’une campagne d’opinion internationale à destination de l’ancienne Entente - ne fut pas plus prosémite qu’antinazie : elle se partageait entre litanie de la « patrie » et du Reich et références religieuses, notamment à l’Ancien Testament, sans mot dire du sort des juifs allemands ; et que le pape, enfin, vexé au plus profond du refus d’Hitler de lui rendre en mai 1938 la visite qu’il n’avait cessé de solliciter, « lâch[a] » au cours de l’été « les juifs au gouvernement italien, en échange des concessions qu’[il venait] d’obtenir » sur l’Action catholique après un nouveau frottement avec le Quirinal sur la question. Devant un religieux français, le 8 septembre, « le pape a jugé très sévèrement les mesures antisémites du gouvernement italien ». Mais, à la mi-novembre, son journal fut « muet » sur « la combinaison » négociée fin août sur l’interdiction des mariages mixtes : la « solution (...) trouvée » via l’article 6 du décret-loi permettrait à l’Église de bénir une union qui, en violation de l’article 34 du concordat italien de 1929 donnant valeur civile au mariage religieux, n’aurait « aucun effet civil (...) Le droit canon est sauf et la législation fasciste est satisfaite ». L’Osservatore revendiqua « le caractère universel de l’Église » et son attachement à « l’égalité des races », et prétendit que cette rupture du concordat avait été décidée « sans l’accord du Saint-Siège », d’où sa « douloureuse surprise » ; mais il avoua presque en ajoutant : « le catholicisme est défavorable aux mariages mixtes et les déconseille », car « il se méfie du métissage ». En janvier 1939 dans l’Avvenire d’Italia (journal résolument pronazi fondé par l’Action Catholique en septembre 1933, à la suite du concordat du Reich, organe favori de Pacelli), le père Gemelli, recteur de l’Université du Sacré-Coeur de Milan, le « plus important Institut catholique », « personnage le plus en vue du monde universitaire confessionnel d’Italie, connu (...) pour jouir de la confiance et de l’estime du pape » - et philofasciste convaincu - précisa l’aveu : « les cardinaux et les évêques ont toujours et partout combattu le racisme exotique, mais (...) celui-ci n’a rien à voir avec la politique raciale de l’Italie » [13] .
De la guerre à l’après-guerre
Les archives de guerre donnent aux « silences » de Pie XII sur l’extermination de juifs une signification infirmant la thèse de ses terribles tortures morales.
L’Église et les juifs pendant la guerre
Des dignitaires...
i le nouveau pape (depuis mars 1939) ne parla guère, les dignitaires soumis à la férule pontificale parlèrent et agirent beaucoup. On sait au total encore peu de chose sur l’Europe occidentale parce que les développements d’après-guerre n’ont pas conduit les États à faire la clarté sur le rôle de l’Église. Au fil des découvertes des chercheurs, le bilan s’alourdit cependant et tend à contrebalancer par des découvertes accablantes l’intervention courageuse mais tardive de certains prélats en faveur des juifs déportés - telle l’initiative apparente de Saliège, le 23 août 1942, contre « les persécutions actuelles », en réalité concertée avec Gerlier après un entretien de ce dernier avec le grand rabbin de France [14] (discours charitable et réticences antiallemandes qui valurent à Saliège comme au courageux de Solages une haine vaticane post bellum qui trancha avec la gloire des prélats collaborateurs jusqu’au bout : le dossier, en France et dans toute l’Europe centrale et orientale, constitue un critère comparatif sûr des options romaines). Il en ressort que, à l’Ouest de l’Europe, il y eut aussi, parfois même avant guerre, participation cléricale à la curée économique antisémite : après l’Anschluss, en juin (?) 1938, Eugen Haisler, secrétaire d’Innitzer, venu préparer en France « un comité catholique d’amitié franco-allemand », rencontra notamment Rossé, chef des autonomistes alsaciens financés par le Reich, « qui l’a chargé d’acquérir pour lui à Vienne une imprimerie juive à un prix avantageux ». On dispose désormais d’informations substantielles sur les chefs cléricaux français de la collaboration, de Suhard, successeur au printemps 1940 de Verdier, à Baudrillart en passant par Beaussart, évêque auxiliaire de Paris : entre autres, Suhard « montr[a] le plus grand esprit de conciliation » lors des perquisitions de la Gestapo du 26 juillet 1940 visant à « établir la collusion de feu le cardinal Verdier avec les juifs » et le « complot ourdi contre le Reich par des émigrés politiques et par l’archevêché de Paris » : « au siège même de l’archevêché de Paris, la Cinquième colonne avait ses indicateurs », comme le prouva la descente allemande qui permit de saisir l’exemplaire qui s’y trouvait du « compte rendu de(s) conversations » de Mgr Verdier et Benès - vraisemblablement sur les alliances franco- et tchéco-soviétiques - à l’occasion du congrès catholique de Prague (du 27 juin au 1er juillet 1935) : les nazis étaient si bien informés que leur police fit « ouvrir tel tiroir dans tel meuble, situé dans telle pièce, parce qu’ils savaient que ce tiroir contenait le dossier de la mission du cardinal Verdier et le compte rendu » en question. [15]
L’information est beaucoup plus riche sur l’Europe orientale. Car les États confrontés à une furieuse opposition de la Curie (comme leur prédécesseurs dans l’entre-deux-guerres, et pour des raisons territoriales similaires, celles d’avoir saisi des terres estimées définitivement allemandes) sortirent massivement des rayonnages, au tournant des années quarante et cinquante dans le cadre de grands procès, les archives d’État ou ecclésiastiques (saisies après réquisition). Selon les diplomates français, et ce en pleine guerre froide, où ils taxaient volontiers de « propagande » toute initiative des gouvernants communistes de l’Est, il s’agit de documents originaux, non tronqués et fiables. Ils orientent sur des pistes accablantes pour l’Église catholique la remarque de Saul Friedlander sur « la liberté d’action laissée aux évêques » qui aboutit à des attitudes confessionnelles très différentes envers l’extermination des juifs : tandis que le patriarche orthodoxe de Constantinople ordonnait à ses évêques de tout faire pour sauver les juifs, rien de semblable ne vint de Rome [16] .
L’Église assuma dans la Russie occupée des responsabilités identiques à ce qu’elles furent dans la Croatie de Pavelic ou la Slovaquie de Tiso, sans que le Vatican pût invoquer son ignorance des faits : agence de renseignements la plus remarquable du globe (une des puissantes motivations de l’intérêt américain, depuis la fin de la Ière Guerre mondiale, pour une active présence à Rome), le Vatican fut, pape en tête, informé dans ses plus menus détails des événements de la guerre. Falconi a naguère montré que dès septembre 1939, Pie XII n’ignorait rien des méthodes de guerre allemandes, et les archives françaises corroborent ses sources polonaises et yougoslaves [17] On ne peut distinguer de leurs tuteurs cléricaux, clercs ou laïcs, les organisations terroristes, « l’armée catholique d’Ukraine » issue de l’« Organisation des Ukrainiens nationalistes » (OUN) du nazi ukrainien Stefan Bandera. Au terrorisme de l’avant-guerre sous la houlette du Reich succéda celui de la guerre pour cette « police supplétive » des occupants massacrant combattants de l’Armée rouge, juifs et partisans : avec un enthousiasme qui faisait parfois défaut aux Allemands soucieux de liquidation « rationnelle » et organisée, Raul Hilberg l’a remarqué à propos de tous les supplétifs des nazis, des Ukrainiens aux Slovaques, des Croates aux Baltes, des Roumains aux Hongrois, et pas seulement des « Allemands ethniques » trouvés sur place ; il a également relevé le veto contre tout secours aux juifs pourchassés par les Einsatzgruppen signifié à leurs curés par les évêques, tel le Lithuanien Brizgys. C’est dans les rangs de la police balte, biélorusse et ukrainienne que furent recrutés les éléments de la division SS Galicia formée en 1942-1943 (avec 20 000 Ukrainiens sélectionnés sur un nombre double de volontaires). Les bourreaux furent escortés de leurs clercs, ainsi après le massacre de 6 000 juifs « qui a duré trois jours et trois nuits », dont fut témoin le jeune Simon Wiesenthal : perpétré à l’été 1941 par l’OUN pour « célébrer [son] retour à Lvov » (siège de Mgr Szepticky), il fut interrompu à la sonnerie des cloches de l’église, « une voix ukrainienne hurl[ant] : "Suffit pour ce soir ! C’est l’heure de la messe !" ». Exemple banal de la caution apportée par le clergé, du bas en haut de la hiérarchie, aux croisés catholiques contre Russes et juifs. Car, en dépit d’une légende de réticences, d’ailleurs postérieures à Stalingrad, de l’Église à l’égard des atrocités allemandes ou assimilées, les prélats contrôlèrent étroitement cette alliance entre laïcs et clercs, tel le vieil évêque uniate de Lemberg (Lvov), Mgr Szepticky, véritable symbole de la poussée germanique en terre slave : son combat antirusse (et antipolonais) au service de l’Autriche (avant 1914) puis du Reich (depuis 1917) fut relancé par la Guerre depuis juin 1941 ; sa croisade et les oeuvres de ses subordonnés ne distinguèrent de fait jamais l’impératif de « vaincre une fois pour toutes la communisme athée et militant » et celui de se débarrasser des juifs du lieu. Comme ses pairs, il bénit la division SS Galicia, « guidée par ses aumôniers uniates » à l’assaut des « bolcheviques impies » [18] .
Ce qui vaut pour la Russie vaut pour toute l’Europe centrale et orientale, où la hiérarchie non seulement ne protégea pas les victimes mais interdit leur protection. On ne voit pas par quel miracle les prélats antisémites patentés de Pologne, Hongrie, Slovaquie, Roumanie, qui avaient, dans les pays pogromistes dotés d’une sévère législation antijuive avant-guerre, activement participé à l’élaboration et à l’adoption de ces lois (et qui montrèrent en 1945 leur inclination à recommencer), auraient soudain pris en pitié les pourchassés. « Il est particulièrement significatif de noter que les Lithuaniens non-juifs sont chargés d’aller chercher les candidats » à l’extermination, observa Taylor dans son mémoire du 26 septembre 1942 pour le secrétaire d’État Maglione, « dans le Ghetto de la mort de Varsovie (...) C’est une tragédie que la population polonaise soit montée par les Allemands contre les juifs et que les relations entre les Polonais et les juifs aient été aggravées au dernier degré. C’est particulièrement vrai à Lemberg » - fief de Szepticky. Raul Hilberg a, pays par pays, dressé le tableau impitoyable d’une attitude en parfaite continuité avec un long passé ; or, les circulaires des évêques aux curés, comme celle citée plus haut en Lithuanie, et toutes autres démarches impliquaient l’aval d’un nonce.
On sait l’éminente contribution de la Slovaquie de Mgr Tiso, ancien archevêque de Bratislava, classée par Hilberg parmi « les satellites par excellence », aux déportations juives. Les archives d’alors exhumées après-guerre prouvèrent que l’« attitude [des évêques] à l’égard du massacre des Juifs de Slovaquie a[vait] été pour le moins suspecte » et qu’ils ne s’étaient pas montrés « fort désintéressés des biens de ce monde ». Litote du consul de France à Bratislava, lors du procès « pour haute trahison » de janvier 1951 de trois évêques slovaques, champions du parti Hlinka puis de Tiso (Mgrs Vojtassak, de Spis, Buzalka, auxiliaire de Bratislava, et Godjic, uniate de Presov), pour présenter leurs aveux authentifiés par les archives de l’État slovaque : ainsi Vojtassak avait-il approuvé, entre autres décisions de Tiso, la déportation des juifs (sténographie de la séance du 3 février 1943), et participé au pillage des biens juifs, « notamment à Baldovce et à Betlanova », arrondissant son patrimoine dont il tirait un revenu annuel de 3 à 4 millions de couronnes.
La catholique Hongrie, rangée parmi « les satellites opportunistes », se montra également fidèle à ses traditions pogromistes : même en 1944, alors que tous ses dirigeants, clercs inclus, s’efforçaient pour échapper au sort des satellites de se disculper aux yeux des Anglo-Saxons, le primat Seredi ne put, dans sa lettre pastorale du 29 juin, censurer la violence de son antisémitisme sous l’apparent regret de son impuissance totale à empêcher quoique ce fût. Son successeur, nommé en 1944, l’ancien évêque de Veszprem, Mindszenty, de son vrai nom Joseph Pehm, Allemand « d’origine souabe », n’eut rien à lui envier : obscur jusqu’à sa gloire d’après-guerre (et deux volumes des archives Hongrie 1944... ont disparu du Quai d’Orsay), il suggéra son passé par l’audace de ses déclarations antisémites, notamment en 1948 devant Bertha Gaster, correspondante à Vienne du News chronicle : cette fille du rabbin de Whitechapel (ce qu’il ignorait) lui fit une certaine publicité.
En Croatie, la « purification ethnique » frappa les Serbes orthodoxes autant que les juifs : les persécutions sont connues depuis longtemps, grâce aux recherches de Falconi dans les fonds d’État yougoslaves, parfaitement fiables, bien que Rhodes reproche à cet auteur catholique d’avoir « invalidé certaines de [ses] conclusions anticatholiques » par sa non-maîtrise du serbo-croate et par son recours aux « documents officiels communistes » habilement sélectionnés [19] . L’argument paraît aussi sérieux que celui qui interdirait aux juifs de s’intéresser à la Shoah, et Belgrade n’eut pas besoin de « sélectionner ». Le dossier catholico-croate est d’une noirceur telle qu’elle résista chez les diplomates français aux tentations révisionnistes de guerre froide. Ce n’est pas Tito qui inventa les chiffres énormes des massacres de Serbes et de juifs par « l’État libre de Croatie » de Pavelic, mais les fonds de guerre qui établirent ces évaluations : à la fin de l’été 1942, un peu plus d’un an après l’invasion de la Yougoslavie, le diplomate américain Biddle, ministre auprès du gouvernement yougoslave en exil, y évalua les seuls « atroces massacres de Serbes » aux chiffre « confirmé » de « 600 000 hommes, femmes et enfants », massacres qui se poursuivaient alors avec frénésie » et s’accompagnaient de « la destruction de tout ce qui était serbe en Bosnie ». La question ne se pose plus, après les travaux de Falconi et d’Aarons et Loftus, de savoir si Rome ignora les oeuvres de l’État de Pavelic et l’éminente contribution qu’y apporta un « clergé (...) dans l’ensemble composé de fanatiques ou d’hommes pétrifiés par la peur », du bas en haut de la hiérarchie. Le Vatican, Pie XII au premier chef, soutint jusqu’à sa chute le régime oustachi. Il couvrit les crimes des clercs, de la participation personnelle ou de l’adhésion aux massacres (en camps de concentration et tous autres lieux, dont les bâtiments religieux orthodoxes) aux pillages de biens juifs et orthodoxes, avérés par des documents écrits pour Saric (évêque de Sarajevo, l’un des chefs de longue date du camp antiserbe) et Rozman (évêque de Ljubljana). Il n’en ignora rien, comme plusieurs chefs de la Curie. Le Lorrain Tisserant, secrétaire de l’Orientale directement concerné par le dossier, s’en prit devant le délégué de Pavelic au Vatican Rusinovic à la barbarie des Croates notoire depuis « la Guerre de Trente Ans », où ils avaient ravagé sa région natale. Tardini vit dans leurs exactions (sans les désigner clairement) des « erreurs » de jeunesse. Pie XII préféra parler des risques d’échec de la « croisade militaire en commun contre le bolchevisme ».