S’il est un exemple frappant de la témérité avec laquelle, parfois, les historiens et les érudits acceptent des faits douteux sur des témoignages suspects, c’est la manière dont s’est formée la croyance à la mort tragique de Jordano Bruno.
A dire vrai, cette croyance est née un peu tard ; en effet, si, comme on le croit vulgairement, le célèbre philosophe a péri à Rome sur un bûcher, son supplice aurait eu lieu en 1600 ; or l’histoire de cette mort tragique, (dont personne ne semble avoir entendu parler à cette époque) n’apparaît dans la seconde moitié du dix-septième siècle qu’à l’état de récit incertain et invérifiable.
Puis voici qu’en 1701 elle prend de la consistance, à l’occasion de la publicité donnée par les Actes littéraires à un document qui pourrait bien être apocryphe. (C’est une lettre attribuée à Gaspard Schopp, lettre dont nous discuterons plus loin l’authenticité). Toutefois ce document, et l’histoire du supplice de Bruno qui s’y trouve racontée tout au long, rencontrèrent encore des incrédules.
Sans parler d’un érudit Hagmius ou Haym, qui dans un ouvrage sur les livres rares de l’Italie, rapporte que Bruno n’aurait été brûlé… qu’en effigie, un critique d’une autorité incontestable, Bayle déclare en 1702 que le récit donné sur la foi de Gaspard Schopp a bien l’air d’une fausseté. Le dictionnaire de Moréri, comme celui de Bayle, ne parle du supplice de Bruno que sous toutes réserves.
Comment ce qui était douteux au temps de Bayle est-il devenu aujourd’hui l’objet d’une croyance universelle ? Serait-ce que l’on aurait découvert un document nouveau pour éclairer la question ? En aucune façon. 0n a sans doute fait beaucoup de recherches ; on a trouvé des documents sur la vie de Bruno, sur sa captivité à Venise, que nous ne songeons pas à contester ; mais en fait de témoignages sur son prétendu supplice, on n’a trouvé absolument rien de nouveau ; on est toujours réduit à la lettre qui porte le nom de Gaspard Schopp.
La question en est donc toujours où elle en était au temps de Bayle ; et si on affirme avec un tel ensemble ce qui paraissait douteux il y a deux siècles, c’est que la critique est devenue moins difficile, au moins sur ce point. Chacun répète ce qui s’est dit avant lui, et toutes les histoires de la philosophie, tous les dictionnaires biographiques nous donnent, avec une assurance absolue, la date, le lieu, les circonstances du supplice de Bruno. Si quelqu’un ose élever un doute et pousse l’indiscrétion jusqu’à demander des preuves, on lui répond qu’il fausse l’histoire par esprit de parti.
A ce concert d’affirmations, nous opposons le doute le plus radical. Nous doutons, parce que le supplice de Bruno ne se trouve attesté que par la lettre de Schopp, et que l’authenticité de cet unique document n’a jamais été démontrée.
Théophile Desdouits (1836 – 1898) – Professeur de philosophie au lycée de Versailles