Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier.
Je suis pour qu'on utilise avec prudence les analyses rétrospectives comme celles qui font de Rousseau ou de tout autre auteur aussi ancien des fourriers du "totalitarisme" (terme fourre-tout par ailleurs).
On peut voir néanmoins dans ce genre de déclarations l'indication d'une pente dangereuse. Car que ressort-il de là, si ce n'est que Rousseau se débarasse de ce qu'on appelle la "société civile"? Il ne veut rien voir d'intermédiaire entre l'individu d'un côté (séparé et isolé des autres) et l'Etat de l'autre côté.
Tout ce qui est entre les deux : associations, communautés, Partis politiques (plus tard, mutuelles, syndicats, etc.) est immédiatement soupçonné de détourner la volonté populaire au profit d'une faction (et d'une fraction).
La fameuse Loi Le Chapelier (qui interdit tous les groupements, associations) de 1791 participe de cette logique. Plus tard, Robespierre lui-même, bien qu'il fût un représentant, a bien glissé sur cette pente. Il considéra comme de plus en plus suspect (perverti, corrompu)tout ce qui pouvait venir des "factions" et ne croyait plus qu'aux actions spontanées "du peuple", aux pétitions, aux manifestations, etc.
Mais l'on peut, comme l'a mentionné Alexis, voir aussi que tout simplement ces considérations ont constitué notre culture dans ce qu'elle a de bon et de mauvais.
Je songe par exemple à l'institution de l'isoloir, par exemple, qui préserve le caractère secret du vote. On ne vote plus par "ordres" mais individuellement, ce qui veut bien dire que l'on tient à ce que ce sont l'individu isolé et pas un groupe qui s'exprime. Je ne m'attarde pas sur ce que cela peut avoir de fictif et de symbolique, mais les symboles et les fictions ne sont pas non plus de purs néants.
Le fait que nous ne supportions pas ou très mal, en France, tout ce qui est communautaire ou communautariste (c'est-à-dire encore une fois un vote par "ordres", pas forcément ethniques, d'ailleurs : on a lu ici beaucoup de gens protester contre le fait que des syndicats donnent des consignes de vote) est aussi un aspect de cette culture politique.
Suite directe du passage que tu reprends.
Pour Rousseau ce n'est pas au gouvernement qu'il faut une division des pouvoirs et influences à des fins d'équilibre, mais dans la société civile. J'ajoute que si cette distinction est étrangère à sa pensée - entre État et société - c'est parce qu'il est à mon sens d'une part braqué sur les démocraties grecques, qui ne la connaissent pas (il n'y a pas d’État à Athènes ou à Sparte, ce sont "les Athéniens", "les Lacédémoniens" qui gouvernent), et d'autre part sur ce que j'ai appelé faute de mieux un "anarchisme chrétien" : culte de l'homme libre, solitaire, sensible, éclairé par la morale intuitive, proche de la création, etc.
Les rares fois où il a parlé de ce qui ressemble à la société civile des libéraux, c'est pour en faire le moteur de l'inégalité économique, de la tyrannie qui en découle, de l'aliénation, de la formation de l'esprit bourgeois, de la rupture d'avec la nature, etc. Quand on lui demandait ce qu'il pensait des artistes, il était du genre à répondre qu'une bonne république se devait de les foutre dehors (lettre sur le théâtre à d'Alembert par exemple).