- Pensées sur la religion d'Oswald Spengler
L'angoisse devant l'invisible est le signe distinctif de toute la religiosité humaine. Le "Dieu invisible" est l'expression la plus haute de notre transcendance.
N'est supérieur que l'homme capable de prier. L'esclave de la science est un mendiant.
C'est au respect du mystère qu'aboutit tout effort de connaissance. Celui qui n'atteint pas ce but n'était pas digne de tendre au savoir. Ce qu'il nous reste dans les mains, une fois que nous avons parcouru le cercle de nos efforts et de nos recherches, c'est la foi - en une solution révélée, quelle qu'elle soit, ou en la porte éternellement close.
Le rationalisme équivaut à la croyance exclusive aux résultats de l'intelligence critique, donc à "l'entendement". S'il est vrai qu'en un âge d'aurore, le credo quia absurdum fut prononcé, c'est qu'il contenait l'assurance que la seule union du compréhensible et de l'incompréhensible constitue le monde, la Nature... en laquelle l'entendement ne peut pénétrer qu'à la profondeur autorisée par la divinité. C'est à partir du rationalisme que naît, fruit d'un agacement inexprimé, la notion d'irrationnel ; donc, de ce qui, tant incompréhensible, est par là même déprécié... Les mystères ne deviennent plus que les preuves de l'ignorance.
Une chose est de savoir qu'il y a des mystères, que le monde n'est rien qu'un mystère unique et impénétrable. Une ère qui perd cette foi n'a plus d'âme. Commencent alors les questions arrogantes, fondées sur la croyance que le mystère n'est rien de plus qu'un inconnu provisoire, que l'esprit d'interrogation peut déchiffrer. Naît la question insolente de savoir ce qui se cache "derrière" le mystère.
Le savoir n'est rien qu'une forme tardive de la foi. Tout rapetisse quand l'entendement s'y applique.
Ce qui révèlent plus clairement l'essence d'une religion, ce sont les limites de sa tolérance. Quant à l'essentiel, nul homme n'est tolérant.
L'homme politique né méprise les modes de pensée irréalistes de l'idéologue et du moraliste, au sein de son monde de faits - et il a raison. Pour le croyant, toute ambition, toute réussite dans le monde de l'histoire sont pécheresses et sans valeur éternelle - et lui aussi a raison. Un gouvernant qui veut améliorer la religion pour atteindre des buts politiques et pratiques est un imbécile, un moraliste qui veut introduire la vérité, la justice, la paix, la concorde dans le monde de la réalité n'est pas moins imbécile.
Ce que le christianisme, dans sa jeunesse, a d'incomparable, ce qui l'élève au-dessus de toutes les religions de cette riche aurore de la culture arabe, c'est la figure de Jésus... Quand, en ces temps lointains, on lisait et entendait le récit de sa Passion, telle qu'elle avait naguère eu lieu : sa dernière montée à Jérusalem, l'angoisse de la Cène ultime, l'heure de désespoir au Jardin des Oliviers et la mort sur la croix, toutes les légendes, toutes les aventures sacrées de Mithra, d'Attis et d'Osiris devaient vous paraître plates et vides. Le christianisme est l'unique religion, de toute l'histoire universelle, en laquelle le destin humain tout proche dans le temps soit devenu le symbole et le centre de la Création entière.
Considérer la morale comme la fin ultime de la religion, c'est ne pas la connaître. C'est du dix-neuvième siècle, de "l'esprit des Lumières", du philistinisme humanitaire. Attribuer à Jésus des intentions sociales, c'est blasphémer.
S'il est vrai que la première communauté chrétienne réprouvait la propriété, c'est là l'opposition la plus radicale qu'on puisse concevoir à tout "sens social" : ce n'est pas parce que la situation matérielle est tout, mais bien parce qu'elle n'est rien, ce n'est pas de la recherche exclusive, mais de l'absolu mépris du bien-être terrestre que naissent de telles convictions. Une âme d'authentique croyant néglige tout ce qui est social, les choses de ce monde lui semblent tellement dépourvues d'importance qu'elle n'attache pas le moindre prix à leur amélioration. Nulle religion digne de ce nom n'améliore le monde des faits... Qu'est-ce que les tourments d'une âme ont à faire du communisme ? Une religion qui en est venue à s'occuper des problèmes sociaux a cessé d'être une religion.
C'est la repentance chrétienne qui contient l'idée de personnalité. Car cette repentance, chacun n'y parvient que pour son propre compte. Chacun seul est en mesure d'examiner sa conscience. Chacun seul se tient, dans le repentir, devant l'infini ; chacun seul se contraint, dans la confession, à comprendre son passé personnel et à le circonscrire dans des paroles, et l'absolution elle-même, l'affranchissement de son moi en vue de nouveaux actes dont il est responsable, n'a lieu qu'en sa seule faveur. Le baptême est totalement impersonnel. On le reçoit parce qu'on est un homme, non parce qu'on est cet homme là. Mais l'idée de la repentance postule que tout acte ne reçoit sa valeur unique que par celui qui le commet.
La possibilité la plus haute, c'est l'héroïsme et la sainteté ; le grand Oui à tout et le renoncement à tout.
Pour dompter son sang encore faut-il en avoir. C'est pourquoi l'héroïsme et la sainteté n'existent que dans les temps de chevalerie et de guerre, et le plus haut symbole de la victoire parfaite de l'esprit sur la chair, c'est le guerrier devenu ascète, et non le rêveur et poltron de naissance que sa nature a condamné au couvent. Dans la pitié religieuse, l'âme forte sacrifie à l'âme impuissante sa supériorité. Souffrir avec autrui, c'est avoir le courage de tuer quelque chose en soi-même.
Que l'on soit ou héros, ou saint, que l'on soit héros et saint. L'entre-deux n'est pas le lieu de la sagesse, mais de la médiocrité quotidienne.
C'est une belle pensée que ce jugement du mort à l'issue de la vie, lors duquel on évalue ce qu'il a fait de son talent. Si nous n'y croyons pas, il n'en reste pas moins que nous devons vivre de manière à subir victorieusement cette mise à l'épreuve.