Vous avez la problématique heideggerienne de l'Etre, celle de Lévinas qui, peut-être comptera plus dans les siècles à venir (quand il parle de "Dieu sans l'être", je veux dire). Mais vous avez aussi les tourments, ceux de Hamlet ou de Kierkegaard, face à l'alternative ultime : être OU ne pas être.
Mais avec Proust, nous avons un filon qui s'écarte de ces problématiques classiques : je veux dire qui n'est pas être, ou ne pas être, ou de moins être, ou de pouvoir être, mais de "en être".
"En être", cela a deux usages, chez Proust. Pour commencer par le plus évident, toute sa peinture d'un système aristocratique, où le fait "d'en être", d'avoir le nom qu'il faut, d'être né où il faut etc. fait de vous un seigneur, ceci sans considérer qu'en fait vous êtes une merde, personnellement. Proust est impitoyable quand il décrit toutes ses carpettes, tous ces lécheurs de moquette qui viennent s'incliner comme des larves pour se voir confier on ne sait pas bien quelle tâche, mais qui aura comme résultat d"'en être", de rentrer dans une structure où ils pourront croire qu'ils sont.
Mais chez Proust, "en être" a une autre direction. L'explétif, le "en", renvoie à un "de". On est "de" la jacquette, ou "de" la pédale, pour reprendre les plus classiques., ou, plus court "en être".
Dans la Recherche, ça concerne surtout Charlus. Pour ceux qui n'ont pas lu cela, Charlus, c'est un aristo de haut rang et bardé de pognon, dont le principal comportement consiste à montrer à d'autres qu'ils valent moins que lui. Il y a un passage extraordinaire, au débt de Sodome et Gomorrhe (bon, déjà le titre ! ) sur Charlus dans le sens où il "en est".
Dans les épisodes suivants, "en être" revient à Charlus, mais sur un autre mode. Quand on va faire une promenade du côté de la Raspelière (autre propriété familiale, ces gens-là ont tout), ou parfois quand on projette d'aller au théâtre, on ne manque pas de demander à Charlus : "baron, vous en êtes ? ". On se permet de le renvoyer à son indignité ou, si on veut le prendre de façon plus ludique, de se foutre sa gueule.
Je l'ai déjà dit, je comprends qu'on n'aime pas ce genre d'humour. Moi, ça me plie en quatre.