Bon, je vais répéter ici se que je raconte souvent à mes élèves :
Le fait est que la France n'a pas de date de naissance, simplement parce qu'elle en a trop. Est-ce:
- la constitution de la Ligue unissant des tribus germaniques, celtes (y'en avait) et mixtes sous l'appellation de "Francs" (mot issu du Haut germanique "Frekkr", voulant dire "hardi")?
- L'ascension d'un chef unique des Francs Saliens (là on est dans les mythes de Pharamon ou Clodion)?
- La considération de l'ensemble des territoires indépendants qui la composent sous l'appellation de "Gaule" par les Romains?
- Le foedus accordé aux Francs Saliens par Julien l'Apostat?
- Le baptême de Clovis?
- la reconnaissance de Robert le Fort, au sein de l'ensemble carolingien, comme "Duc des Francs"?
- le partage de Verdun?
- L'élection d'Hugues Capet (pour reprendre un titre déjà existant)?
- Le changement de dénomination de "Rex Francorum" à "Rex Franciae" par Philippe Auguste?
- La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen?
On sait qu'en France, c'est l'Etat qui a créé la nation, dans une lente et répétitive construction faite à coups de lois et à coups d'épée. Les Romains, par manipulation politique, ont inventé un espace global entre Pyénées et Rhin qu'ils ont appelé Gaule (ou plutôt Gaules); Caesar avait politiquement besoin de dire qu'il y avait un gros ennemi (même s'il était déjà bien plus petit que Rome) plutôt que de dire qu'il s'agissait de centaines de tribus toutes indépendantes. Cette définition est évidemment arbitraire, mais elle est devenue un fait par la guerre: la Gaule était devenue un espace par un sort partagé et des réactions assez similaires (même les Héduens ont combattu, à un moment).
L'entité Gallo-Romaine qui est sortie de ce processus a connu une certaine mesure d'unification via la romanisation (commerce, économie, culture, langue...), renforcée par quelques épisodes marquants (la révolte de "l'empire des Gaules", Julien l'apostat....).
La religion chrétienne a ensuite joué son rôle, lentement puis rapidement à partir de l'arrivée des Francs et de leur pacte avec l'Eglise. Les Francs ne sont pas arrivés brutalement; après quelques siècles de luttes frontalières, ils se sont établis comme fédérés dans la province de Belgique Seconde, aussi appelée Toxandrie (couvrant des morceaux des Ardennes, de la Champagne et de la rive ouest du Rhin). Les Francs adoptent une approche différente des autres peuples des grandes migrations: ils s'assimilent rapidement et s'acculturent en grande partie. Les élites gallo-romaines adoptent de même nombre de coutumes des nouveaux arrivants en se fondant avec les élites franques (notamment les noms).
C'est de cette matrice gallo-romaine et de l'arrivée des Francs que sont nées les grandes problématiques qui articulent l'histoire de France: recherche constante de l'affirmation d'un pouvoir central contre les grandes féodalités physiques (grandes provinces, potentats locaux) et immatérielles (Eglise principalement, mais aussi certaines branches de métiers imposant leurs conditions dans certains endroits sur certains points: corporation des Nautes, juridictions coutumières....), centralisation, établissement d'une continuité du pouvoir central dans son autorité, mise en commun des ressources (contre les résistances régionales)....
Si l'on part du point de vue du droit, le partage de Verdun n'est pas le seul: le titre de "roi des Francs" naît avant même Clovis. Clovis tenait plus à ses titres romains ("homme excellent", "Dux Bellorum", "magister militiae"....) qu'à un titre qui n'avait de valeur que tribale. C'est le baptême de 496 et l'onction de St Rémi (et par là l'alliance avec l'Eglise) qui lui donne la primauté et une force de légitimité sans précédent. Dès lors, le fondement juridique créant l'entité géopolitique et juridique qui est déjà la France sur beaucoup d'aspects. Verdun ne fait que conserver le titre de Roi des Francs au maître de la zone appelée désormais "Francia occidentalis" (on peut aussi le traduire par "partie occidentale du domaine des Francs"). Si Verdun définit quelque chose, ce ne sont pas des frontières ou des prétentions frontalières. Là ou Verdun a une légitimité, c'est dans la séparation des entités.
La façon la plus conciliante de le voir est que France et Allemagne sont nées d'une entité initiale unique: le royaume des Francs. mais les tensions et logiques qui articulent la France sont nées avec Clovis. celles qui articulent l'Allemagne sont nées après Verdun, avec l'établissement des Othoniens et la création du St Empire Romain Germanique au Xème siècle. Et c'est en France qu'à tout instant est resté le titre de "roi des Francs". L'aventure carolingienne (et encore, à partir de Charlemagne; Pépin de Herstal, Charles Martel et Pépin le Bref s'inscrivent dans la continuité royale française) est à cet égard, dans l'histoire de France, une exception qui s'insrit plus dans la persistance du mythe romain dans certaines grandes monarchies d'Europe et l'Eglise.
Ce que nous entendons, nous aujourd'hui, par "France", n'est qu'une interprétation temporaire appelée à changer encore et toujours; c'est pourquoi je me focalise plus sur l'entité juridique, géopolitique, politique et, dans une certaine mesure, culturelle, sociale et économique. En bref l'Etat proprement dit. Il y a toujours plusieurs possibilités pour cette acception, mais aucune ne peut remonter avant Clovis (sauf peut-être dans l'imaginaire royal purement mérovingien et le mythe des origines troyennes).
Les frontières jouent un rôle plus faible, mais il est à noter que l'espace théorique revendiqué tourne toujours autour de la géographie des Gaules. Je signale qu'au Nord, les Flandres sont restées françaises jusqu'au XVème siècle. Mais globalement, la correpsondance entre l'Etat et les frontières n'existe pas avant le XIXème siècle: le principe monarchique n'a rien à voir avec cela et s'en torche même pas mal. La monarchie est un Etat sacral; pas culturel, ni géographique.
Considérer Villers-Coterêt est une erreur car Villers-Coterêt n'est qu'un outil, un moyen, une commodité au sein de la politique d'un Etat sacral où la langue compte peu au regard du principe royal de droit divin. Il faudrait quand même penser à mesurer l'impact sur une société uniformément chrétienne (et chrétienne d'une toute autre façon qu'au XXIème siècle) de l'onction divine; même les Protestants ne l'ont jamais remise en cause en France. L'onction des rois de France à Reims était la plus sacrée de la chrétienté, la plus miraculeuse. Pour parler concret, c'est ce qui a fait des Capétiens, seulement élus une entité un cran au-dessus des autres. C'est ce qui a fait qu'après son sacre, Charles VII, vu jusqu'ici comme bâtard, comme le petit "roi de Bourges", pas plus riche ou plus puissant qu'avant la campagne de la Loire, était reconnu par tous comme roi de France devant le petit Henry VI. Les Anglais savaient qu'ils l'avaient dans l'os à partir de ce moment, même s'ils pouvaient encore gagner militairement. Le sacre, c'était tout; c'était le principe de l'Etat; c'était le suffrage universel et la constitution à la fois.
Le sentiment d'appartenance est une construction lente: et le sentiment d'appartenance de qui? De tous? La population compte peu à partir des guerres de succession mérovingiennes. Des hommes libres? De l'aristocratie? Il faudrait faire une histoire de "la franchise", c'est à dire de la façon dont les sociétés répartissent les "voix" qui comptent: la démocratie, fait récent, done cette franchise au plus grand nombre (c'est le suffrage). Les Francs la donnaient aux hommes libres jusqu'à la fin des Carolingiens et aux premiers Capétiens, sans que ce soit non plus un droit de vote contraignant. La société s'aristocratise et se ferme nettement sous les carolingiens, et carrément à partir des XIème-XIIème siècles. La franchise n'appartien plus qu'à l'élite nobilaire, et dans une certaine mesure, à certaines entités (Eglise, etats provinciaux, juridictions coutumières, corps de métiers). Le "sentiment d'appartenance" a plusieurs dates de naissance détachées de l'Etat parce que c'est une logique en grande partie territoriale, culturelle, économique et sociale: il y en a une clairement gallo-romaine, peut-être une gauloise pré-romaine (réaction à l'invasion), une sous les mérovingiens, une avec Charles Martel, une, plus puissante avec Charlemagne, une avec Philippe Auguste, plusieurs avec les Croisades et une très puissante avec la Guerre de Cent Ans. On la retrouve avec la fin des Guerres de Religions qui s'achève sous Louis XIV. La Révolution est de loin la plus marquante, la plus définitive.
Enfin, il y a une dimension qu'on on oublie trop souvent alors qu'on parle de patriotisme, ou de sentiment d'appartenance, ou encore de conscience qu'il y a un pays, une entité au sein de laquelle on se trouve. C'est la mystique, la mythologie, la "nation affective". Tolkien aimait à dire que sans cette part mythique, les Etats n'étaient que des coquilles vides. Je suis plus que d'accord. Le fait est que Vercingétorix, César, le baptême de Clovis, Charles Martel, Charlemagne, St Louis (il a fallu du temps aux Capétiens pour avoir leur mythe), l'Oriflamme, Jeanne d'Arc, le Roi-Soleil, la Révolution, la Déclaration des Droits, le couicage de Louis XVI, les soldats de l'An II et Valmy, Napoléon, la Marne, Verdun, le 18 juin..... Tout cela fait partie d'une dimension mythique incontournable. Il y en a d'autres et certains sont de la pure mythologie ou sont une déformation sans nom des faits; mais c'est là que réside la puissance d'un mythe.