Intimidation, menaces, chantage... Ces magistrats français sous la pression des délinquants
Frédéric Fèvre, procureur de Douai, observe «une augmentation générale de la menace objective contre les magistrats».
ENQUÊTE - À l’image du procureur général de Douai, qui a récemment échappé à une tentative d’agression, ils s’exposent au quotidien à différentes formes de danger.
«Nous ne sommes plus protégés par nos robes», résume un collègue de Frédéric Fèvre. Dans la nuit du 29 au 30 octobre dernier, le procureur général de Douai est prévenu in extremis par la police que quatre individus stationnés dans sa rue s’apprêtent à s’en prendre à lui. Poursuivis en voiture, ils sont finalement interpellés à Roubaix. Il s’agit de quatre Algériens âgés de 20 à 40 ans, dont trois sous OQTF, avec des casiers judiciaires, pour certains extrêmement chargés. Aucun n’a donné ni le mobile de leur action ni le nom de leur commanditaire. Faut-il voir, derrière cette «action mal emmanchée de pieds nickelés» comme on la qualifie à la Chancellerie, une façon de tester la solidité de l’appareil policier et judiciaire ? Ce soir-là en tout cas, Frédéric Fèvre a échappé au mieux à un home-jacking au pire à un enlèvement et séquestration.
Le haut magistrat, qui refuse de commenter sa propre affaire, observe auprès du Figaro «une augmentation générale de la menace objective contre les magistrats, notamment des Juridictions interrégionales spécialisées. Dans ma pratique professionnelle, je constate que tout ce qui représente l’autorité est remis violemment en cause». Comme ceux d’Aix-en-Provence, Bordeaux ou Lyon, le ressort de Douai est particulièrement concerné compte tenu de l’intensification du trafic de stupéfiants et de la criminalité organisée qui en découle. C’est de Lille qu’est partie l’affaire EncroChat - un réseau crypté dont le démantèlement a permis d’arrêter plus de 6 500 personnes notamment liées au trafic de stupéfiants. Et si c’est bien dans le port du Havre que se fait la moitié des saisies de cocaïne en France, celui de Dunkerque est en train de monter en puissance dans la sphère criminelle, sans forcément attirer l’attention des pouvoirs publics.
Sous couvert d’anonymat, des magistrats spécialisés et présidents d’audience spécialisés en criminalité organisée témoignent : «Vu les profils et l’explosion des moyens financiers, les menaces sont réelles et nous avons des cas de menaces avérées. Nous sommes tous marqués par le rajeunissement des exécutants qui sont totalement décomplexés. Si des surveillants pénitentiaires ont été assassinés (lors de l’évasion de Mohamed Amra, NDLR), que penser du sort un jour des magistrats ? Même si nous refusons de nous sentir en danger au quotidien, nous sommes tous méfiants, en refusant de nous exprimer publiquement, en évitant de publier des photos sur les réseaux sociaux et en protégeant nos adresses», souligne l’une d’elles, en poste dans le nord de la France. Plus qu’une déferlante d’agressions, les magistrats décrivent surtout «un climat» qui s’épaissit par des tentatives d’intimidation, de coups de pression et de menaces verbales. Peu osent en parler, si ce n’est entre eux, «sans doute parce qu’il y a toujours l’inquiétude de ne pas être à la hauteur de la tâche», explique-t-on parmi les magistrats interrogés.
«Dans chaque juridiction spécialisée, nous connaissons tous au moins un collègue qui a été menacé lors d’auditions ou dans les interceptions téléphoniques. Plus rares sont ceux qui ont fait l’objet de projets avancés d’agression», souligne une magistrate passée par Rennes qui a fini par bénéficier d’une protection personnelle après des mois de demande. Des délinquants qu’elle suivait sont passés des insultes, lors des auditions, aux menaces de mort.
En charge de toutes les affaires de fusillades à Nantes et des affaires de trafic de stupéfiants, elle est devenue, au fil de ses longues années de pratique professionnelle, la cible des narcotrafiquants qu’elle dérangeait. Empêcheuse de tourner en rond pour les délinquants, la juge d’instruction l’était d’autant plus qu’en centralisant les dossiers, elle était en mesure de créer toujours davantage de connexions entre les affaires. «Je sens que ça frémit, confie un de ses collègues qui vient d’arriver en poste. Lorsque les délinquants comprennent qui est le capitaine du bateau, cela peut devenir chez certains une idée fixe». En l’occurrence, la situation est devenue d’autant plus tendue que la Chambre de l’instruction a remis très maladroitement en liberté trois d’entre eux.
«Quand il s’agit de délinquants ayant commis des faits très graves, confrontés à des peines encourues très lourdes, les stratégies de pression et d’intimidation sont autant mises en œuvre que les stratégies procédurales. Comme ils n’ont plus rien à perdre, ils tentent tout. Contrairement à ce qui est souvent dit, un grand délinquant ne s’accommode pas de la prison. Un grand voyou incarcéré est un voyou fragilisé», note Damien Martinelli, procureur de Nice. «Nous touchons à la liberté mais aussi à l’argent via les cautionnements et les saisies sur patrimoine», insiste Frédéric Macé, président de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI).
Vers une anonymisation des magistrats ?
«En cinq ans, nous avons assisté à une montée en puissance de la criminalité organisée», souligne cette autre magistrate spécialisée du nord de la France. «Elle a démultiplié ses moyens d’action et traite avec la justice d’égal à égal, maîtrisant à la perfection les arcanes judiciaires et ses failles. Visiblement, les dossiers circulent en détention entre détenus». Or, souligne un magistrat du parquet de la juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée, «le nom des magistrats est partout, sur toutes les ordonnances, sur toutes nos réquisitions, sur tous les PV ou les demandes de techniques spéciales d’enquête. Peut-être serait-il temps de bénéficier comme les enquêteurs d’une anonymisation».
Il est arrivé que les avocats soufflent sur les braises en disant que je le méritais
«Durant les auditions, ça hurle non-stop, détaille la magistrate longtemps en poste à Rennes. Il faut tenter de calmer le jeu, interrompre les interrogatoires qui sont souvent d’une grande violence et extrêmement éprouvants. J’ai souvent été menacée visuellement. Il est arrivé que les avocats soufflent sur les braises en disant que je le méritais ou en faisant exprès de prononcer mon nom devant leur client pour les gonfler à bloc».
«Ceux qui ne sont pas en prise avec la criminalité organisée ont une grande méconnaissance de comment elle fonctionne et évolue. Je me souviens avoir été gravement insultée par une tête de réseau qui n’a écopé que de 50 jours d’amende à 10 euros. Il faut absolument distinguer les filières de droit commun et celles de la criminalité organisée», reprend-elle. À Lille, une magistrate menacée de mort à l’audience par un délinquant, expert de la kalachnikov, a dû attendre 18 mois avant qu’il ne soit sanctionné. «Ma plainte n’avançait pas», souffle-t-elle, pointant par ailleurs les manques en termes de sécurité des lieux de justice. «L’évacuation se faisait par là où entrait la menace...», révèle-t-elle.
«Nos Palais de Justice souffrent désormais de courants d’air. Longtemps, nous avons bénéficié de la protection des policiers dont l’uniforme était un facteur de sérénité. Ce n’est plus tout à fait la même chose avec des entreprises de sécurité privée», reconnaît un procureur général. À Paris, les magistrats qui jugent les grosses affaires de stupéfiants affirment être de moins en moins à l’aise après les audiences le soir. «Très souvent, les familles et les lieutenants des grands délinquants sont à l’audience. Plus le prévenu est un poids lourd, plus la pression est forte», reconnaît une magistrate du nord de la France. En juin 2019, une présidente de cour d’assises de Versailles avait été blessée par arme à feu chez elle. Pourtant très gravement blessée, elle n’a pas lâché la barre et continue à présider. Son agresseur, en revanche, n’a toujours pas été retrouvé.
Lors d’un colloque organisé à Lyon la semaine dernière pour les 20 ans des juridictions interrégionales spécialisées, il a été beaucoup question de l’attitude de certains des avocats de gros bonnets du crime organisé. «C’est vrai que les relations avec certains d’entre eux se sont extrêmement tendues, reconnaît un premier président d’une grande Cour d’appel. Lors des audiences de demande de mise en liberté, cela peut-être d’une extrême virulence. Alors qu’il s’agit d’une procédure écrite, ils viennent à trois, plaident très longuement, et s’en prennent souvent violemment à la chambre de l’instruction s’ils sont interrompus, au nom des droits de la défense. Nous avons aussi beaucoup de demandes de récusation pour manque d’impartialité. Cela a été le cas pour nos collègues de Marseille qui avaient osé dire devant la Commission sénatoriale sur le narcotrafic que la guerre était presque perdue».
Des juges «à portée de baffes»
Si, comme le fait remarquer Damien Martinelli, «il faut faire la distinction entre les menaces structurées et les problématiques de personnalité et pathologiques», Frédéric Macé, président de l’Association française des magistrats instructeurs, fait remarquer que, plus largement, «ce sont toutes les fonctions de juge de cabinet qui sont en première ligne des injures, des insultes et menaces. Tous ceux qui sont en quelque sorte à portée de baffes. Les juges des enfants et les juges de la famille sont agressés quotidiennement parce qu’il n’y a pas d’escorte dans ces cabinets, parce que ces magistrats, seuls face aux justiciables, touchent à des éléments intimes, qu’il s’agisse de violences intrafamiliales ou de la question du retrait ou de placements des enfants». Olivier Leurent, président du Tribunal judiciaire de Marseille, qui n’a pas mâché pas ses mots lors de la commission parlementaire sur le narcotrafic au printemps dernier, le reconnaît : «depuis que je suis à Marseille, je suis davantage confronté à la violence quotidienne qui touche ces magistrats de la famille et des enfants du fait de la très grande précarité d’une certaine frange de la population, parfois non francophone et qui est plus confrontée que d’autres aux contentieux judiciaires».
Toutes ces menaces sont prises très au sérieux par la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), le secrétariat général de la Chancellerie et la Direction des services judiciaires. Depuis juillet 2024, cette dernière a créé un bureau dédié à la sécurité des personnels. Une sorte de guichet unique qui a permis d’alléger les procédures, jusque-là très lourdes, pour justifier d’une protection fonctionnelle ou personnelle mais qui, au final, dépendra du bon vouloir du ministère de l’Intérieur. Ce bureau, qui mène par ailleurs les enquêtes administratives lors de l’embauche des vacataires ou pour les habilitations au secret, a permis d’accélérer les remontées et l’évaluation de la menace contre les magistrats. Désormais, toutes ces injures, insultes, menaces et tentatives de chantage pour orienter le juge dans son travail sont recensées et sourcées. Selon nos informations, le nombre de cas graves n’aurait pas explosé, à raison d’une vingtaine par an. Encore faut-il que les magistrats s’en ouvrent à leur hiérarchie, ce qui est encore rare.