Zebra91
Nous avons cessé de rêver parce que nous avons déjà tant. Avant le progrès signifiait que nos enfants ne mourraient plus au berceau, et que la famine ne serait plus qu'une fable. Mais ceci advenu, le progrès technique n'a plus été synonyme que de gadgets, gaz de combat, réchauffement climatique et produits toxiques.
Nous avons cessé de rêver parce que la Shoah a poussé toute une génération soixante-huitarde a vouloir être résistante : alors ils se sont inventé le Mal, et ont transmis cette obsession à leurs enfants. Peu à peu cette nouvelle église progressiste, héritière du christianisme, a vu la souillure partout, et a souhaité tout expier par le sacrifice : sales blancs, sales mâles, sales humains. Tout doit y passer, les peuples, races, nations, cultures, sexes, espèces - tout punir, car tout est souillé.
Nous avons cessé de rêver car, de centre du monde, l'Europe de l'ouest est devenu remorque de l'Amérique et de l'Asie sous le poids démographique. Nous voilà continent vieillissant qui s'interdit d'être arrogant, et préfère le calme et l'indolence à la grandeur. Une mort tranquille, voilà ce dont nous rêvons.
Dans cette ambiance crépusculaire, le clergé républicain (journalistes, artistes, universitaires) a peu à peu délaissé les couches travailleuses, qui n'étaient plus assez misérables et pas assez bigotes, pour se découvrir de nouvelles victimes archétypales : la figure christique des minorités, héritée de la Shoah, les Africains misérables, les femmes qu'ils faut transformer en hommes pour les libérer du patriarcat. Assemblez tout cela, ajoutez des bigots, et vous aurez une majorité électorale.
A vrai dire, le maintien d'un programme économique populiste, au sens propre et noble du terme, était de toute façon devenu impossible : un pays vieillissant et indolent ne peut continuer à s'enrichir quand le reste du monde travaille davantage pour moins cher. La croissance avait longtemps permis de masquer la courte vue du logiciel socialiste, parfois même son inanité, ainsi que les divergences d'intérêt entre prolos voulant s'enrichir, et bigots voulant seulement appauvrir les riches. Mais la fin de la croissance, les fermetures d'usines sous le mitterrandisme, et la chute de l'URSS, ont laissé la gauche nue sur le plan économique.
Et cela a eu un effet cataclysmique : le renoncement à un programme économique populiste a permis la réconciliation des trois mamelles de l'élite républicaine : clergé, aristocratie (capitalisme), noblesse de robe (technocratie). Mon programme sociétal de cul béni + ton programme de baisse des impôts et de tous ces trucs sociaux qui coûtent un pognon de dingue. UMPS.
Et le peuple dans tout cela ? Les satisfaits sont devenus des bigots progressistes car, étant contents sur le plan matériel, il ne leur reste plus qu'à accroître leur statut social et leur capital spirituel par ces postures que vous décriez. Les retraités sont devenus des rentiers inquiets de leur pension, et prêchant la valeur travail aux prolos. Les dits prolos se sont séparés en indigènes et colons, votant respectivement à l'extrême-droite et à l'extrême-gauche, car tous deux trop conscients de cette immuable loi de l'histoire : à la fin il n'en restera qu'un.
Mais ces deux extrêmes sont incapables de proposer un programme économique satisfaisant à leurs électeurs. Parce qu'ils sont coincés par la réalité d'un continent qui ne veut plus travailler et ne veut plus être grand. Parce qu'ils connaissent trop bien les limites que la loi et les équilibres de pouvoir accordent aux élus. Parce que leurs électeurs ne sont pas encore assez désespérés pour oser le changement. Parce que pour rassembler une majorité il doivent composer avec d'autres voix : les bigots ou les rentiers.