"Je bois du café, et elle boit de l'alcool. Je l'admire parce qu'elle a écrit que le coeur était un chasseur solitaire. Elle a un visage blême et froissé, ses yeux éteints par un désespoir. Elle a surpris mon regard, bref, sur ses mains qui tremblent. Très calme et la voix douce, elle me dit, main droite en l'air, doigts étirés et paume renversée : "J'ai le "jitter", vous voyez ... Je ne peux pas écrire avant midi, chaque jour, parce que je tremble trop. - Et ça s'arrête ? - Oui, je bois et ça s'arrête mais le matin quand je me réveille, ça tremble beaucoup. Je suis une alcoolique"
Elle a parlé d'un ton vrai, tranquillement tragique. Ainsi, chaque matin, la carcasse exige son plein de carburant qui la tue. [...] Ce détachement, face à son sort, face à celui ou celle que l'on est devenu, dans la déchéance, a parfois une haute allure et presque une grandeur. [...] parce qu'il y a des êtres dont la déchéance est si digne qu'elle en arrive à être admirable, comme un stoïcisme, et qu'on n'a nulle envie, soudain, devant eux, d'être à l'aise dans sa santé et ses "vertus".
Elle commande un deuxième verre d'alcool et dit : "Si vous restez encore près de moi, vous allez voir que, dans une heure, je ne tremblerai plus ..."
Alors, ce matin, de la part de cette femme, je reçus une leçon."
Jean Cau
(Extrait de "Carson Mac Cullers" in "Croquis de mémoire", p.183-184/ Collec. la petite vermillon)