Les Repeues franches de François Villon et de ses compagnons.
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La manière d’avoir du Vin.
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Après qu’il fut fourny de vivres,
Il fault bien avoir la mémoire
Que, s’ils vouloyent ce jour estre yvres,
Il falloit qu’ils eussent à boire.
Maistre Françoys, debvez le croire,
Emprunta deux grans brocs de boys,
Disant qu’il estoit necessaire
D’avoir du vin par ambagoys.
L’ung fist emplir de belle eaue clère,
Et vint à la Pomme de Pin,
Atout ses deux brocs, sans renchère,
Demandant s’ils avoient bon vin,
Et qu’on luy emplist du plus fin,
Mais qu’il fust blanc et amoureux.
On luy emplist, pour faire fin,
D’ung très bon vin blanc de Baigneux.
Maistre Françoys print les deux brocs,
L’un emprès l’autre les bouta ;
Incontinent, par bons propos,
Sans se haster, il demanda
Au varlet : "Quel vin est ce là ? "
Il luy dist : "Vin blanc de Baigneux.
— Ostez cela, ostez cela,
Car, par ma foy, point je n’en veulx.
"Qu’esse-cy ? Estes-vous bejaulne ?
Vuidez-moy mon broc vistement.
Je demande du vin de Beaulne,
Qui soit bon, et non aultrement."
Et, en parlant, subtillement
Le broc qui estoit d’eaue plain
Contre l’autre legierement
Luy changea, à pur et à plain.
Par ce point, ils eurent du vin
Par fine force de tromper ;
Sans aller parler au devin,
Ils repeurent, per ou non per.
Mais le beau jeu fut au souper,
Car maistre Françoys, à brief mot,
Leur dit : "Je me vueil occuper,
Que mangerons ennuyt du rost. "
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