" À Dieu, Vanessa
En 1997, j'ai publié un essai intitulé De la Rupture qui, j'en eus conscience dès la remise du manuscrit à l'éditeur, constitue mon testament spirituel.
Dans la vie, tout est rupture, depuis le cri primal du nouveau-né jusqu'à l'ultime soupir de l'agonisant. Ce petit livre, tel le baume miraculeux que le jeune d'Artagnan, au premier chapitre des Trois mousquetaires, reçoit des mains de sa mère, est un viatique.
À la fin de l'ouvrage, figure un appendice où je donne quelques modèles de lettres de rupture : six lettres écrites par un homme ; treize écrites par une femme.
Les masculines sont des lettres que j'ai écrites, moi : avant de les poster, les jugeant bien troussées, je pris la précaution de les photocopier, me disant que je pourrais un jour les utiliser dans un livre. Ce qui advint.
Les féminines sont des lettres que j'ai reçues, moi. Je les ai transcrites, telles quelles, respectant jusqu'à la ponctuation, parfois originale, de mes jeunes amantes.
Dans ces dix-neuf lettres, les prénoms des auteurs et des destinataires sont fantaisistes : je les ai dénichés dans une table onomastique des saints et saintes de l'Église orthodoxe : Aldegonde, Agathon, Bathilde, Callistrate, etc. Il y en a ainsi trente-huit, tous charmants, qui devraient donner de bonnes idées à mes lectrices dans l'attente d'un bébé.
"Une des plus attachantes figures que les muses m'aient inspirées"
La lettre de rupture sur laquelle se clôt le livre, est adressée à un certain Samuel ; elle est signée Salomée. L'autrice (je préfère autrice, utilisé par Brantôme et la marquise de Sévigné, au plat auteure suggéré par une mode que j'espère sans lendemain) est la jeune fille qui m'inspira le personnage d'Allegra dans un roman publié en 1988, Harrison Plaza. Ce roman est un enfant auquel je suis affectionné de manière toute spéciale, et Allegra une des plus attachantes figures féminines que les muses m'aient inspirées.
Cette lettre de rupture, la voici. Une lettre de rupture, certes, mais aussi une bouleversante lettre d'amour ; une lettre qui témoigne de la beauté de l'âme de cette jeune fille ; de la conscience qu'elle avait de la force de l'amour qui nous unissait. Une lettre qui prouve que parfois la rupture est l'exact antipode du reniement :
"Samuel,
"Plus l'amour est grand, plus il a le pouvoir de nous faire souffrir. Et moi, je t'aime, passionnément, à la folie... Mais j'ai aussi beaucoup souffert, trop !
"La passion est destructrice et elle ne nous a pas épargnés. Voilà deux ans que nous nous aimons. Longtemps, triomphant des cabales de ceux qui voulaient nous séparer, nous avons été les amants les plus heureux du monde. Mais depuis plusieurs mois, nous nous dévorons l'un l'autre ; cette passion n'est plus un élément positif dans notre vie, dès lors que la guerre, la violence et le goût de vaincre l'autre, après s'être progressivement insinués entre nous et l'harmonie qui nous unissait, finissent par prendre le dessus.
"Tout cela je m'en suis aperçue il y a un mois lorsque j'ai perdu l'appétit et le sommeil. J'ai même parfois eu l'impression de sombrer dans la folie. Jamais je n'avais été si malheureuse. Et dès cet instant j'ai compris que nous avions dépassé le point de non-retour ; que nous ne pourrions jamais plus revenir en arrière, au temps où la passion ne nous avait pas encore dévoilé l'envers de son visage.
"Plus jamais nous ne vivrons en paix ensemble. Je suis trop terrifiée par l'emprise maléfique que la passion a sur nous. C'est un amour cannibale, vampire, qui nous ruine et nous ronge de l'intérieur. Plus tard, non content de nous voir nous entre-déchirer, il nous aurait conduits à la folie furieuse Et certainement à une tragédie, un meurtre, un suicide.
"Tu es un homme merveilleux qui a encore une oeuvre à achever. Je n'ai que seize ans. Ce sont là nos meilleurs atouts, pour échapper à cette passion folle et devenue démoniaque.
"Alors, je t'en prie, laisse-moi partir, et faire de nous deux mes plus beaux souvenirs. Je suis heureuse que les dernières heures que j'ai vécues avec toi aient été des heures de félicité, de plaisir, de tendresse. Ces ultimes étreintes feront s'atténuer dans ma mémoire les instants douloureux pour laisser place aux moments d'intense bonheur. Et bientôt c'est le merveilleux Samuel dont je me souviendrai. Celui-là seul.
"Tu es mon premier amant, mon tendre initiateur, celui qui a fait en sorte que je garde toute ma vie un beau souvenir de ma découverte de l'amour. Tu m'as ouvert les yeux, je suis née dans tes bras.
"Surtout, je t'en supplie, ne crois jamais que j'ai "tourné la page", que je "renie mon passé", ou quoi que ce soit de ce genre.
"Tu es et resteras jusqu'à ma mort mon premier amour et jamais je n'oublierai tout ce que nous avons vécu et combien nous nous sommes aimés. Ce que nous avons vécu de bonheur, de plaisir, d'amour fou, cette communion parfaite de nos coeurs et de nos corps qui nous unissait si fort, rien ni personne ne pourra jamais me les enlever, cela est mon trésor... et ma croix, pour l'éternité. Ton amour, Samuel, est un soleil qui brillera en moi pour toujours. Jamais de la vie l'idée de regretter de t'avoir connu et aimé ne me viendra, je le jure devant Dieu.
"D'ailleurs je ne te quitte pas vraiment puisque je garde auprès de moi tels des anges gardiens ou des garde-fous ce qu'à présent j'ai de plus précieux au monde : tes lettres, tes poèmes, tes photos, tes cadeaux, tes livres, objets qui font partie intégrante de l'histoire de nos amours, et que je chéris plus que tout au monde.
"Une dernière fois je baise tes paupières si douces et j'espère que tu seras heureux.
"Adieu."