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C'est vrai et vous êtes tout excusé, vous nous servez une lecture marxiste de Marx.
Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productrice selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l'observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l'Etat résultent constamment du processus vital d'individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu'ils peuvent s'apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d'autrui, mais tels qu'ils sont en réalité, c'est-à-dire, tels qu'ils oeuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu'ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté.[...]
La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.
A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles.
De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience.
MARX / ENGELS
L'Idéologie allemande
NB : "camera obscura" = chambre noire, processus de la photographie, qui reproduit les objets, mais de façon inversée.
Ce texte - magnifique, au passage - est ma référence.
Malgré la collaboration, le nom de son auteur (ce passage précis) ne fait pas de doute. Il est naturellement hors de question de l'examiner de près ici, retenons-on seulement l'esprit général : c'est le matérialisme historique. "Matérialisme" signifie en philosophie (seul domaine d'où Marx ou ses commentateurs ont pu recevoir le mot) signifie qu'on ne croit que dans la réalité matérielle. Or celle-ci a comme propriété première d'être une réalité déterminée, un "quelque chose" de précis. En d'autres termes, elle est nécessairement individuelle. En revanche, les idées générales, les concepts abstraits n'existent pas vraiment et ne doivent être acceptées que comme des manières de parler ; dès qu'on tient un discours quelconque, on use de notions générales, comme "l'homme" par exemple, et on dit que "l'homme" a fait ceci ou a fait cela. Mais ce ne sont que des manières de parler, parce qu'en réalité, l'Homme, n'étant qu'une idée abstraite, n'a jamais rien fait du tout, absolument rien, ce qui fait quelque chose, ce sont les hommes ou des hommes, c'est-à-dire des individus vivants, en chair et en os, comme dit si bien le texte.
Et si ce n'est pas "l'homme", c'est encore moins des trucs aussi abstraits que "la lutte des classes", "l'Histoire", etc.
Il n'y a qu'à lire la correspondance de Marx à la fin de sa vie, où des tas de jeunes gens enthousiastes et admiratifs, très gentils avec lui et voulant lui faire plaisir, lui racontent que La Lutte des Classes fait que, à qui il répond, avec un certain agacement que la lutte des classes ne fait rien du tout, ni l'Histoire, ni aucun concept, que ce qui fait, ce sont les individus, les vrais individus en chair et en os
C'est peut-être à ce sujet (hypothèse, je n'en suis pas sûr) que Marx a dit qu'il n'était pas "marxiste". Qu'on dise "la bourgeoisie", "l'Histoire" quand on écrit ou qu'on cause, c'est normal, mais à condition de ne jamais perdre de vue que ce ne sont que des manières de parler.
Vous êtes donc tout excusé, vous citez une lecture "marxiste" de Marx, c'est pas votre faute, mais celle du "marxisme"
Je vais vous dire (si vous êtes encore avec moi, il paraît que je serais un peu long....) ce que les "marxistes" ont inventé pour oublier les éléments clairs comme le jour que je viens de rappeler, et qui sont dans les textes de Marx, que ça leur plaise ou non. Ils ont inventé une petite amuserie qui ferait seulement ricaner si ce n'était faux et dangereux : le Jeune Marx. Lukacs a d'ailleurs écrit un bouquin sous ce titre. L'idée serait que quand il écrit l'idéologie allemande (nous sommes donc en 1846, Marx a 28 ans), il n'est pas encore en pleine possession de sa pensée, il tâtonne encore, il est resté hégelien, etc. (Ca peut s'appuyer sur des citations de Marx qu'on peut interpréter comme ça si on y tient vraiment).
Vous comprenez ? Quand Marx dit que la vérité, c'est les individus (pas l'Individu absolutisé, comme fait Stirner, je parle bien des individus, les individus vivants, en chair et en os) il est immature, le pôvre. Sûr, il ne peut pas être aussi malin qu'un Lukacs !
Voilà, ce qui ne plaît pas à la vulgate marxiste est mis au compte de l'immaturité et du jeunisme de Marx. Il faudrait entrer après dans plus de détails pour montrer qu'un Marx prétendu jeune, c'est quand même encore tout à fait autre chose qu'un Lukacs à l'âge qu'on veut, mais on va laisser cela de côté, c'est détail et, pour cette fois, on va éviter d'être méchant.