L'amour fou entre un homme et une femme ? Pour le chercheur Louis-Georges Tin (1), c'est presque une révolution récente. Elle ne daterait que du XIIe siècle, quand l'amour courtois impose à une Europe chevaleresque friande d'amitiés viriles le culte de la Femme, jusque-là simple procréatrice.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Le Point Références : Homme, Femme, les lois du genre.
Paradoxe ? C'est l'essor des cultures gaies et lesbiennes qui rend aujourd'hui possible une réflexion de fond sur l'hétérosexualité. [...] Car à partir de quand notre société a-t-elle commencé à célébrer le couple hétérosexuel ? À partir du XIIe siècle, quand la culture de l'amour, surgie des régions occitanes, envahit la France entière, avant de se répandre dans le reste de l'Europe : le couple homme-femme est de plus en plus analysé, chanté, célébré, exalté. Les hommes de guerre sont alors pris entre l'éthique chevaleresque, qui incite à la guerre, univers masculin, et l'éthique courtoise, qui invite à l'amour, univers féminin. Leur univers fait d'amitiés viriles doit désormais composer avec une culture hétérosexuelle culminant dans l'amour de la Femme.
Comment être à la fois galant et vaillant ? Telle est la question que la plupart des récits de l'époque mettent en scène. Ainsi de Tristan et Yseult, considéré pourtant à bon droit comme le symbole de la culture hétérosexuelle. L'origine de la légende remonte à un héritage mythologique dont les traces les plus anciennes se retrouvent en Cornouailles. De là, plusieurs récits épars ont été composés, que des auteurs, à partir du XIIe siècle, ont tenté de réunir. Il n'y a donc pas un, mais plusieurs Tristan et Yseult. Mais les deux versions les plus importantes sont les vers de Béroul, vraisemblablement composés avant 1170, et ceux de Thomas, écrits vers 1175.
Avant Tristan et Yseult, Tristan et Marc
Le texte de Béroul semble plus épique, plus conforme aux traditions anciennes des récits de chevalerie : Tristan est à la fois le vassal et le rival du roi Marc. Au contraire, la version de Thomas est plus lyrique. Les monologues ne sont pas rares, qui développent les sentiments et la passion des deux héros. Parfois même sont débattus des problèmes de casuistique amoureuse, dans le style de la poésie des troubadours. Thomas met en relief une éthique courtoise dont l'absolu est l'amour seul. Il évoque parfois les délits et déduits, plaisirs d'amour, de Tristan et de sa drue, sa maîtresse.
On sent de Béroul à Thomas une évolution, qui est celle de toute une époque : c'est la conversion de l'éthique chevaleresque à la culture courtoise. Un homme et une femme qui s'aiment, cela devient un sujet en soi, l'argument suffisant pour un roman entier. Ce qui engendre l'aventure, ce n'est plus la quête religieuse, l'ardeur belliqueuse ou les deux à la fois comme dans les récits de croisade, c'est la quête amoureuse. Mais cette culture courtoise n'avait rien de naturel. Chez Béroul, la passion est le résultat de l'absorption malencontreuse d'un philtre, catastrophe qui conduit Tristan à aimer malgré lui la femme qu'il destinait à son oncle. Or le couple initial, dans le récit, ce n'est pas Tristan et Yseult, mais Tristan et Marc.
En effet, comme le montre une autre version, celle d'Eilhart d'Oberg, le roi éprouve la plus vive affection pour son neveu : "Le roi avait tant d'affection pour lui que, par amour pour lui, il ne voulut pas prendre d'épouse. Il décida de le considérer comme son fils et de soumettre son royaume à son pouvoir. Cela déplut fort à tous ses parents, et ils l'en blâmèrent. Maintes fois ils le pressèrent de prendre pour épouse une femme qui fût digne de son rang. Il répliquait toujours qu'il ne songeait nullement à se marier (2)." Certes, il fallait se marier pour perpétuer le lignage, mais cette passion du roi Marc pour son neveu n'avait en soi rien de choquant. Elle manifestait à la fois la puissance sociale et affective du lien vassalique, et l'importance dans la société féodale des relations entre oncle et neveu, que les historiens modernes ont plus d'une fois notée.
Plus besoin de philtre
Mais comme les barons soupçonnent Tristan d'être à la manoeuvre pour capter l'héritage du roi, le jeune homme s'engage à trouver une femme pour son oncle. Il y parvient en effet : elle s'appelle Yseult, et il la raccompagne vers le château du roi. Et c'est sur le vaisseau qui les transporte que les deux jeunes gens boivent le philtre. Lorsque survient cet événement, il fait apparaître un conflit entre la relation homosociale et féodale qui unissait le roi à son neveu, et celle, hétérosexuelle et courtoise, qui unit désormais le neveu à la reine. Le philtre absorbé par erreur est la cause de ce malheur, cette passion ne pouvant être que le résultat d'un accident. Et du reste, l'effet du philtre se dissipant trois ans après exactement, Tristan se désole alors de ne plus être au château avec les autres chevaliers, avec son oncle qui l'aimait tant.
Mais ce philtre n'apparaît que dans la version de Béroul. Thomas, plus lyrique et qui centre le roman sur la passion des deux amants, n'en parle pas. Chez lui, c'est l'amour au premier regard, le coup de foudre. Point besoin d'inventer quelque artifice que ce soit, l'amour est spontané, il vient du coeur, en un mot il est naturel. Avec Béroul, une pareille passion ne pouvait s'expliquer que par un maléfice ; désormais, chez Thomas, elle se comprend par elle-même, car elle vient de l'intérieur des êtres. En ce sens, Tristan et Yseult est moins le mythe de l'amour en Occident, comme l'affirmait Denis de Rougemont dans L'Amour et l'Occident (1939), que le mythe de l'amour hétérosexuel triomphant des relations homosociales.
Pourquoi les hommes peinent-ils à considérer les femmes comme leurs égales ? Quelle était à l'origine la conception du mariage dans le christianisme ? Quand notre société est-elle devenue hétérosexuelle ? Qu'est-ce que la théorie du genre ?
@katou Que penses-tu de la monogammie exogammique?