Ce que Mahbubani attaque, c’est l’anomalie absurde d’un pouvoir mondial occidental envahissant et persistant dans un monde sujet à des changements fondamentaux à la marche vers la modernité, devant le repli dans des forteresses et le triomphalisme occidental. Mahbubani reproche à l’Europe sa myopie, son autosatisfaction et son égocentrisme. Pour lui «le moment est venu de restructurer l’ordre mondial», que «nous devrions le faire maintenant». L’Occident est dans l’incapacité à maintenir, à respecter et encore plus à renforcer les institutions qu’il a créées. Et l’amoralité avec laquelle il se comporte sape davantage les structures et l’esprit de la gouvernance mondiale. (7)
Décadence? Le mot évoque le destin de l’Empire romain avec sa chute, ou son déclin, tout dépend du sens que l’on accorde à ce moment de l’Histoire. Pour Margerite Yourcenar qui évoque la décadence: «Les maux dont on meurt sont plus spécifiques, plus complexes, plus lents, parfois plus difficiles à découvrir ou à définir. Mais nous avons appris a découvrir ce gigantisme qui n’est que la contrefaçon malsaine d’une croissance, ce gaspillage qui fait croire à l’existence de richesses qu’on n’a déjà plus, cette pléthore si vite remplacée par la disette à la moindre crise, ces divertissements ménagés d’en haut, cette atmosphère d’inertie et de panique, d’autoritarisme et d’anarchie, ces réaffirmations pompeuses d’un grand passé au milieu de l’actuelle médiocrité et du présent désordre, ces réformes qui ne sont que des palliatifs et ces accès de vertu qui ne se manifestent que par des purges, ce goût du sensationnel qui finit par faire triompher la politique du pire, ces quelques hommes de génie mal secondés, perdus dans la foule des grossiers habiles, des fous violents, des honnêtes gens maladroits et des faibles sages.» (8)
Le retour du religieux responsable du chaos?
On dit que le déclin occidental est du à la sortie de la religion. «Cet imposant retour du religieux au sein de notre société pourtant théoriquement sécularisée depuis la loi de 1905 sur ladite laïcité, André Malraux l’avait anticipé: «Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux», déclara-t-il le 21 mai 1955. Une manière de répondre, implicitement, à Friedrich Nietzsche lorsque celui-ci proclama, dans le préambule d’«Ainsi parlait Zarathoustra» (1885), la mort de Dieu. La mort de Dieu, vraiment? (…) Cette métaphore nietzschéenne, destinée à illustrer à quel point le véritable sens du divin était en train de s’éclipser à l’horizon de notre bien rétrograde monde, énonce une vérité qui, pour provocante et peut-être même excessive qu’elle soit, n’en demeure pas moins interpellante, sinon pertinente: oui, Dieu est mort! (…) L’explication ultime, en même temps que sa véritable portée théologique, s’en trouve formulée dans le non moins fameux paragraphe 125 de son «Gai Savoir» (1882): «Dieu est mort! Dieu reste mort!», s’y écrie en effet, Nietzsche. Mais il y ajoute aussitôt, d’une sentence définitive: «Et c’est nous qui l’avons tué! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers! Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu’à ce jour a saigné sous notre couteau;… qui nous nettoiera de ce sang?» (…) le même Nietzsche écrit: «On rapporte encore que ce fou entra le même jour en diverses églises et y entonna son Requiem aeternam Deo. Expulsé et interrogé, il n’aurait cessé de répondre toujours la même chose: «Que sont donc encore les églises sinon les tombeaux et les monuments funèbres de Dieu?» (9)
On le voit partout, la foi s’est refroidie en rites et elle est instrumentalisée. «C’est dire si la très sévère critique que Jean Soler, historien des religions, adresse au fil de son oeuvre, à l’encontre des trois grands monothéismes, notamment dans son tout récent «Qui est
Dieu?» s’avère fondée. Il y explique pourquoi cette croyance en un Dieu unique induit aussi souvent, lorsqu’elle exclut toute tolérance à l’égard des autres façons de penser Dieu, l’extrémisme et la violence. Il n’est pas jusqu’à l’un des plus prestigieux théologiens de l’Islam moderne, Mohammed Iqbal (1873-1938), que d’aucuns considèrent comme le «Luther de l’Islam», qui ne la posât explicitement, dès 1905..».(9)
Et en Algérie?
Nous sommes aussi par mimétisme ravageur en décadence sans avoir rien produit sinon copié outrageusement les travers d’un Occident ravageur du sens qui nous lisse dans le sens du dépenser sans penser. La décadence en Algérie, ce sont les dépenses inutiles. Ce sont ces joueurs payés à prix d’or et qui sont là pour anesthésier les jeunes pendant que le système gagne du temps et perdure ces «stars» qui roulent aussi sur deux neurones. La décadence, ce sont les fabuleux profits mal acquis pendant que les besogneux sont en apnée.
Finkelkraut –Bedar : Deux visions du monde lors du débat
Dans le débat sur la 5, deux interventions étaient contradictoires; celle d’Alain Finkielkraut dont on connaît l’affection pour le multiculturalisme. On sait que depuis plus d´une quinzaine d´années il pense sauver la civilisation occidentale en combattant la communauté musulmane, déniant de ce fait, à la République d´être une société multiculturelle exception faite, de la culture fondement de son identité originelle. Il explique le mal-être français par le brunissement des Français. On l’aura compris, tout son argumentaire dans l’émission tourne autour de l’identité européenne qu’il dit menacée par ces hordes barbares (les Arabes,les immigrés, les Noirs). Citant à tour de bras Montaigne et Levy Strauss, chantre lui aussi, de la supériorité de l’Occident, il déclare: «On échange à partir de ce qu’on est. Si on n’a plus rien à échanger on devient un carrefour, une salle des pas perdus…Gardons notre identité.»
Laquelle identité Monsieur Finkielkraut celle des Français de souche depuis Vercingétorix, celle de ces épaves maghrébines entre deux mondes qui sont en France depuis plus d’un siècle, à la fois tirailleurs sur les champs de bataille pour sauver la France puis ces tirailleurs bétons pour la reconstruire, ou celle de ces Français de «profession» depuis quelques décades qui sont plus royalistes que le roi?
Pour Abdennour Bedar, l’Occident s’arroge le droit de construire l’universel tout seul. Nous sommes deux civilisations en face de la liberté. Il prône un universel commun en citant Paul Ricoeur. Là encore il cite le philosophe Ibn Arabi – ignoré en Occident au nom de la suprématie du sens- qui parlait de l’égalité des religions et des cultures. Il ajoute qu’il ne croit pas que les civilisations soient autosuffisantes, mais se complètent. Il parle de confluence des religions. .
On le voit, les positions sont diamétralement opposées, A Finkielkraut arc-bouté sur «son» pré carré de l’Europe qu’il veut, aseptisée de ces scories allogènes, pour garder le monopole du sens, Abdennour Bedar, lui, parle de convivialité des religions pour un apaisement de la condition humaine qui doit s’inventer une nouvelle manière de vivre. «La plus grande caractéristique de la civilisation orientale est de connaître le contentement, alors que celle de l’Occident est de ne pas le connaître.» Cette maxime de Hu-Shih résume à elle seule la boulimie sans retenue de la civilisation du toujours plus» qui amènera la planète au chaos. Ce n’est pas simplement l’Occident qui va décliner, ce sont tous les peuples qui vont le suivre dans une descente aux abimes pour n’avoir pas à temps été économes en tout…
Professeur Chems eddine Chitour