Cette femme d’affaires de 40 ans aime sa ville, son ambiance décontractée et son climat doux, loin de la frénésie et de l’air irrespirable de Téhéran. C’est jeudi soir et elle improvise une petite soirée dans l’appartement familial, dont les murs couleur cuivre célèbrent les princesses persanes. En quelques instants, ses amies d’enfance installent le bar et trinquent avec le vin rouge d’un cousin. Un refrain de Shohreh, la «Madonna iranienne», emporte la mère de Mahshid. Depuis 1979, les Iraniennes ne peuvent plus chanter seules sur scène. «Voilà quarante ans que c’est interdit, souffle-t-elle tristement, et je ne comprends toujours pas comment ça a pu arriver.» Dans la foulée de la révolution islamique, des centaines d’artistes se sont exilés en Californie. Surnommée «Téhérangeles», la Cité des anges américaine abrite la plus importante diaspora iranienne, estimée à plus de 500 000 personnes.
«En Occident, les gens ont tendance à voir l’Iran tout noir ou tout blanc, mais l’Iran, c’est le contraire de ça, se moque Mahshid, qui place ses économies dans le bitcoin. Ici, tout est gris et les gens jouent constamment avec cette zone grise.» Après avoir profité du soleil d’hiver sur les plages désertes de la mer Caspienne, elle reprend le volant de sa 206. Barbe et teint sombres, un membre de la police religieuse la fusille du regard. «Quand ils me disent que mon hijab [le voile, ndlr] est tombé, je réponds naïvement : "Pardon, je n’avais pas vu", explique-t-elle en fonçant à travers les rues propres et ordonnées de Sari. Je n’ai plus la force de lutter contre tous les obstacles qu’ils mettent dans nos vies, c’est à la nouvelle génération de le faire.» Plus jeune, sur sa moto ou dans les administrations, Mahshid n’hésitait pas à bousculer les conservatismes patriarcaux.
Des familles flânent le long des boutiques de vêtements. Les odeurs de betteraves bouillies, que l’on mange sur le pouce, se mêlent au parfum des narcisses. Un peu plus au nord de la ville, au dernier étage d’un restaurant des quartiers chics, chirurgiens et hommes d’affaires festoient entre éclats de rires et vodka turkmène, dissimulée dans des petites bouteilles d’eau. «Il y a encore quelques années, on pouvait peut-être avoir des problèmes pour ça, mais plus aujourd’hui», sourit Iraj (1), un médecin à l’allure sportive. Les quarante ans de la Révolution ? «Bien sûr, la télévision officielle va montrer des gens qui célèbrent, cet anniversaire, admet-il, l’air désabusé. Mais pour nous, c’est plutôt un triste événement.»Les couples de quinquagénaires assis autour de la table font partie de cette élite iranienne au mode de vie occidental, qui s’offre régulièrement de chers voyages en Europe. Pourtant, depuis deux ans, Iraj et sa femme ont entamé de fastidieuses démarches pour émigrer. «Nous avons une vie très confortable ici, reconnaît-il, mais c’est pour notre fille que nous devons partir. Nos dirigeants ne savent pas ce qu’ils font avec l’économie du pays, la situation est trop instable.»