En 1989
Monsieur le Ministre,
L’avenir dira si l’année du Bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine. Il est bon, dites-vous, d’apaiser les esprits sans faire le jeu des fanatiques. Vous auriez sauvé la paix scolaire et la paix sociale, moyennant quelques concessions de détail. Et vous seriez, bien entendu, intraitable sur l’essentiel…
Vous dites, Monsieur le Ministre, qu’il est exclu d’exclure. Bien que touchés par votre gentillesse nous vous répondons, avec Mohammed Harbi, qu’il est permis d’interdire. Une exclusion n’est discriminatoire que lorsqu’elle vise celui ou celle qui a respecté les règles en vigueur dans un établissement. Lorsqu’elle touche l’élève qui a enfreint les règles en vigueur, elle est disciplinaire. La confusion actuelle entre discipline et discrimination ruine la discipline. Et s’il n’y a plus de discipline possible, comment enseigner les disciplines ? Si l’on n’applique la loi qu’à ceux qui veulent bien s’y soumettre, comment un professeur peut-il exercer son métier ?
Négocier, comme vous le faites, en annonçant que l’on va céder, cela porte un nom : capituler. Une telle « diplomatie » ne fait qu’enhardir ceux-là mêmes qu’elle se propose d’amadouer –et s’ils demandent demain que l’étude des Rushdie (Spinoza, Voltaire, Baudelaire, Rimbaud…) qui encombrent notre enseignement soit épargnée à leurs enfants, comment le leur refuser ? Par l’exclusion ?
N’avez-vous pas désavoué l’autorité des professeurs et des chefs d’établissement en donnant l’impression que vous identifiez automatiquement l’exclusion au racisme ?
Il faut que les élèves aient le plaisir d’oublier leur communauté d’origine et de penser à autre chose que ce qu’ils sont pour pouvoir penser par eux-mêmes. Si l’on veut que les professeurs puissent les y aider, et l’école rester ce qu’elle est –un lieu d’émancipation, les appartenances ne doivent pas faire la loi à l’école.
En dérogeant à ce principe fondateur, vous ne revalorisez pas, comme vous vous en faites gloire, la condition enseignante : vous rendez la vie déjà difficile de ceux qu’on a hélas ! cessé d’appeler les instituteurs et les professeurs plus impossible encore, et vous trahissez la mission de l’école.
Le droit à la différence qui vous est si cher n’est une liberté que si elle est assortie du droit d’être différent de sa différence. Dans le cas contraire, c’est un piège, voire un esclavage.
Ce n’est pas, Monsieur le Ministre, en réunissant dans le même lieu un petit catholique, un petit musulman, un petit juif que se construit l’école laïque. L’école s’efforce d’installer un espace où l’autorité se fonde sur la raison et sur l’expérience : cela est accessible à tous. A ce titre, et parce qu’elle s’adresse à tous, l’école n’admet aucun signe distinctif marquant délibérément et a priori l’appartenance de ceux qu’elle accueille. Elle ne peut admettre non plus quelque dérogation que ce soit aux programmes ou à l’emploi du temps. Le respect des traditions ne la concerne pas : ne sont respectables que les traditions et les différences qui ne contrarient ni les droits de l’homme, ni le principe du libre examen. Or, en affirmant une croyance comme étant au-dessus de tous, en affirmant une distinction de nature entre les êtres humains, le foulard islamique contredit les deux principes.
« Accueillir tous les enfants », dites-vous. Oui. Mais cela n’a jamais signifié faire entrer à l’école, avec eux, la religion de leurs parents, telle quelle. Tolérer le foulard islamique, ce n’est pas accueillir un être libre (en l’occurrence une jeune fille), c’est ouvrir la porte à ceux qui ont décidé, une fois pour toutes et sans discussion, de lui faire plier l’échine. Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père.
En autorisant de facto le foulard islamique, symbole de la soumission féminine, vous donnez un blanc-seing aux pères et aux frères, c’est-à-dire au patriarcat le plus dur de la planète. En dernier ressort, ce n’est plus le respect de l’égalité des sexes et du libre arbitre qui fait loi en France.
D’une seule phrase, vous avez désarmé ces milliers de jeunes musulmanes qui se battent ici et là pour leur dignité et leur liberté. Leur plus sûr allié contre l’autoritarisme des pères était l’école laïque et républicaine. Aujourd’hui, elles l’ont perdu. Vous avez fait un marché de dupes, Monsieur le Ministre, en échangeant la libération et l’intégration, certaines et constatables, des jeunes filles musulmanes contre l’espoir hypothétique d’un retour à la tolérance des intégristes, par définition ennemis de la tolérance.
Les partisans de la « nouvelle laïcité », au rang desquels vous vous placez, prônent une tolérance indistincte. Ils veulent une école ouverte aux pressions communautaires, religieuses, économiques, une école où chaque professeur est tenu de se plier à l’environnement social, une école où chaque élève est constamment rendu à ses parents, rappelé à sa condition, rivé à ses « racines » : c’est une école de la prédestination sociale. D’un même mouvement, elle s’offre au monde de l’entreprise et aux dignitaires religieux : c’est une école à vendre, une école asservie à la loi du milieu et aux particularismes extérieurs. Dans notre société, l’école est la seule institution qui soit dévolue à l’universel. C’est pourquoi les femmes et les hommes libres ne sont pas prêts à transiger sur son indépendance de principe, perpétuellement menacée par les pouvoirs de fait, économiques, idéologiques ou religieux.
Neutralité n’est pas passivité, ni liberté simple tolérance. La laïcité a toujours été un rapport de forces. Est-ce au moment où les religions sont de nouveau en appétit de combat qu’il faut abandonner ce que vous appelez la « laïcité de combat » au profit des bons sentiments ? La laïcité est et demeure par principe une bataille, comme le sont l’école publique, la République et la liberté elle-même. Leur survie nous impose à tous une discipline, des sacrifices et un peu de courage. Personne, nulle part, ne défend la citoyenneté en baissant les bras avec bienveillance.
La figure française de la démocratie a pour nom République. Ce n’est pas une mosaïque de ghettos où la liberté pour tous peut venir habiller la loi du plus fort. Vouée au libre examen, liée à l’essor des connaissances et confiante dans la seule lumière naturelle des hommes, la République a pour fondement l’École. C’est pourquoi la destruction de l’École précipiterait celle de la République.
Nous avons l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous informer que ce sont les élèves que nous continuerons d’accueillir, et non la religion de leurs parents. Vous comprendrez donc que nous appelions nos collègues des enseignements primaire, secondaire et supérieur, à manifester leur accord avec ce texte Et vous aurez aussi compris, Monsieur le Ministre, que c’est un sentiment d’amitié républicaine qui nous a incités à vous écrire librement : la République est la chose de tous.
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