Dans l'ordonnance de renvoi que «Libération» a pu consulter, les juges bordelais estiment que Nicolas Sarkozy a bien cherché à obtenir de l'argent de Liliane Bettencourt mais que les preuves manquent.
Un non-lieu peut-être... mais un non-lieu très à charge. Deux jours après la décision des magistrats bordelais Jean-Michel Gentil et Valérie Noël de ne pas renvoyer Nicolas Sarkozy devant un tribunal correctionnel, Libération a pu prendre connaissance de leur ordonnance de renvoi. Dans ce document de 257 pages, les deux magistrats exposent les raisons pour lesquelles dix personnes doivent être jugées, notamment pour abus de faiblesse au détriment de Liliane Bettencourt. Concernant l’ancien président de la République, ils expliquent pourquoi le non-lieu s’impose... Tout en écrivant, très explicitement, qu’ils considèrent que Nicolas Sarkozy leur a menti lors de ses auditions et qu’il a bien cherché à obtenir de l’argent de l’héritière de l’Oréal pour financer sa campagne 2007.
Il ne sera pas jugé, par manque de preuve, mais il l’aurait pourtant mérité... Voilà en substance ce qu’écrivent plus ou moins explicitement les juges au sujet de l’ancien président. Rappelons que ce dernier avait été mis en examen, car soupçonné d’avoir touché de l’argent de Liliane Bettencourt durant sa campagne 2007, alors que celle-ci se trouvait déjà dans un état de faiblesse. Il a toujours nié ces remises de fond. Et a toujours affirmé ne s’être rendu qu’à une seule reprise chez les Bettencourt, et n’avoir rencontré que «monsieur» et non «madame». Pourtant, d’après les juges, Nicolas Sarkozy «s’est présenté à deux reprises au domicile de la milliardaire, le 10 février puis le 24 février», en pleine campagne. Ils considèrent donc qu'il leur a menti. Ce sont les témoignages des employés de maison qui le prouvent. «Les témoignages des employés montrent également que Nicolas Sarkozy a bien rencontré Liliane Bettencourt, et que ses affirmations sont donc totalement démenties.» Les trois derniers mots sont même soulignés.
Par ailleurs, les magistrats considèrent que les dénégations de l’ancien président à ce sujet sont suspectes... Notamment le fait qu’il ait déclaré «si j’étais revenu (au domicile des Bettencourt, ndlr), je serais venu dans les mêmes conditions». Pour les juges, ces déclarations sont trop «affirmatives» et «spontanées» pour être honnêtes... Soit. «Il est donc manifeste que les affirmations peu crédibles de Nicolas Sarkozy au sujet de sa rencontre avec le seul André Bettencourt le 24 février 2007, n’ont pour seul but que d’éviter de s’expliquer sur les véritables motifs de sa rencontre avec Liliane Bettencourt.»
Concernant l’abus de faiblesse à l’encontre de Liliane Bettencourt (le délit de financement illégal de campagne électoral étant prescrit, c’est sur cet article du code pénal que Nicolas Sarkozy a été mis en examen), les juges sont également persuadés que l’ancien président était conscient de la fragilité de son interlocutrice. «Nicolas Sarkozy avait connaissance de l’état de vulnérabilité particulièrement apparent de Liliane Bettencourt», notent-ils. Et ils argumentent. D’après eux, Nicolas Sarkozy savait par exemple que l’héritière de l’Oréal souffrait de graves troubles de surdité. Le 21 mars 2013, lors de sa mise en examen, Sarkozy leur a d’ailleurs expliqué avoir dîné chez les Bettencourt. «Je crois que c’était avant que je sois ministre de l’Intérieur, avait-il déclaré. Il y avait une dizaine de personnes et Mme Liliane Bettencourt me raconte qu’elle va partir avec André aux Seychelles, qu’elle aime nager. Je lui dis que moi aussi j’aime beaucoup nager. Et là, elle dit en s’adressant à André qu’il faut resservir le maire, Nicolas Sarkozy, qui "aime beaucoup manger."» Cette «anecdote» (même si les juges précisent, définition du Larousse à l’appui, qu’elle n’est pas «pittoresque et n’est pas susceptible de divertir») montre que l’ancien président connaissait la fragilité de son interlocutrice.
Conclusion des juges : «Le rendez-vous le 24 février 2007 avait pour objet d’obtenir un soutien financier illégal de Liliane Bettencourt, de nature à entraîner des conséquences gravement préjudiciables.» Pourtant, la fin du raisonnement exonère l’ancien président. «Il n’existe pas de charges suffisantes établissant un lien direct entre le comportement abusif de Nicolas Sarkozy et les actes préjudiciables consentis par Liliane Bettencourt de mises à disposition d’espèces.»
Un trésorier receleur
Concernant Eric Woerth, renvoyé devant le tribunal pour recel, l’ordonnance n’est pas plus clémente. D’après les magistrats, l’ancien trésorier de campagne de Sarkozy «a bénéficié à deux reprises de sommes d’argent qui lui ont été remises par Patrice de Maistre», l’ancien gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Les preuves : deux rendez-vous entre les deux hommes pendant la campagne, après des rapatriements d’argent liquide des comptes en Suisse des Bettencourt. Les juges notent que De Maistre et Woerth ne se connaissent quasiment pas à cette période, et que les rendez-vous ne sont donc pas justifiables. Le témoignage de Claire Thibout, l’ancienne comptable des Bettencourt, vient conforter les soupçons qui se transforment donc en «charges».
Par ailleurs, les juges notent que Woerth avait conscience que les sommes d’argent qui lui ont été remises provenaient d’un délit, d’où le délit de «recel». «Les circonstances de ces remises établissent qu’Eric Woerth avait connaissance de leur origine frauduleuse.» Le «recel», implique en effet «la connaissance, par le receleur, de l’origine frauduleuse de la chose reçue ou détenue», mais pas de façon précise. Si l’on suit le raisonnement des magistrats, ainsi, peu importe que Woerth ait su ou non que Patrice de Maistre avait peut-être extorqué de l’argent à Liliane Bettencourt. Et les anciennes fonctions de Woerth, trésorier notamment, font «qu’il ne pouvait ignorer l’origine frauduleuse de sommes importantes remises en espèce, sans déclarations, sans enregistrements ni reçus». Et même, qu’il «n’aurait pas dû» l’ignorer.
Les juges n’oublient personne. Lors de leur exposé concernant le rapatriement d’argent liquide par les Bettencourt depuis leur compte en Suisse, ils notent qu’ils ont dû refaire le travail du procureur de Nanterre Philippe Courroye en charge de l’affaire avant qu’elle ne soit dépaysée à Bordeaux. Compte tenu de «la carence du procureur de la République de Nanterre dans l’exploitation des premiers éléments révélés en Suisse», une nouvelle enquête avait dû être diligentée.
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