Dernier point (la suite logique) : la question de la résurrection.
Toujours chez le même auteur. Si je suis motivé je tirerai des précisions de sa thèse sur "La métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne" que j'ai en version papier.
Tout le monde connaît la célèbre vision des ossements du prophète Ézéchiel (VIe siècle avant notre ère) : La main de Yahvé fut sur moi et, par son esprit, Yahvé me fit sortir et me déposa au milieu de la vallée : celle-ci était pleine d'ossements. Il me fit passer près d'eux en tous sens et voici qu'ils étaient très nombreux sur la surface de la vallée et voici qu'ils étaient très secs. Il me dit : Fils de l'homme, ces ossements peuvent-ils revivre ? Je dis : Adonaï Yahvé, c'est toi qui le sais ! Alors il me dit : Prophétise sur ces ossements ! Tu leur diras : Ossements desséchés, écoutez la parole de Yahvé ! Ainsi a dit Adonaï Yahvé à ces ossements : Voici que moi je vais faire venir en vous un esprit et vous vivrez. Je mettrai sur vous des nerfs, je ferai croître sur vous de la chair, je vous recouvrirai de peau, je mettrai en vous un esprit, vous vivrez et vous saurez que je suis Yahvé. — Je prophétisai comme j'en avais reçu l'ordre et, comme je prophétisais, il y eut un branle-bas : les ossements se rapprochèrent les uns des autres. Je regardai et voici qu'il y avait sur eux des nerfs, de la chair croissait et il étendit sur eux de la peau par-dessus, mais il n'y avait pas d'esprit en eux. Il me dit alors : Prophétise à l'adresse de l'esprit, prophétise, fils de l'homme ! Tu diras à l'adresse de l'esprit : Ainsi a dit le Seigneur Yahvé : Viens des quatre vents, esprit ! Souffle sur tous ces morts et qu'ils vivent ! Je prophétisai comme il me l'avait ordonné et l'esprit entra en eux; ils prirent vie et se dressèrent sur leurs pieds, armée très très nombreuse. — Il me dit : Fils de l'homme, ces ossements-là c'est toute la maison d'Israël. Les voilà qui disent : Nos os sont desséchés, notre espérance a péri ; c'est la fin pour nous. C'est pourquoi prophétise ! Tu leur diras : Ainsi a dit le Seigneur Yahvé : Voici que moi je vais ouvrir vos tombes, je vous ferai monter de vos tombes, ô mon peuple, et je vous amènerai sur le sol d'Israël. Vous saurez que je suis Yahvé quand j'ouvrirai vos tombes et quand je vous ferai remonter de vos tombes, ô mon peuple ! Je mettrai mon esprit en vous, vous vivrez, je vous installerai sur votre sol et vous saurez que moi, Yahvé, j'ai parlé et j'ai agi…
Comme l'indique le texte lui-même, cette vision porte sur le peuple Israël, exilé, déporté, annihilé politiquement. Le prophète Ézéchiel annonce que ce peuple revivra. Il ne s'agit donc pas, semble-t-il, dans ce texte, d'un enseignement portant sur la résurrection des hommes individuels, mais sur la résurrection d'un peuple.
Un texte, non moins célèbre, du livre de Job, qui date du Ve ou IVe siècle avant notre ère, semble bien, lui, enseigner une résurrection réelle d'un individu, Job en l'occurrence : Dans la peau ma chair a pourri et j'ai rongé mes os avec mes dents... Qui donnera que soient écrites mes paroles ! ... Moi, je sais que mon défenseur est vivant et que, dernier sur la terre, il se lèvera et derrière ma peau je me tiendrai debout et de ma chair je verrai Éloah, lui que, moi, je verrai, moi et que mes yeux regarderont, et non un autre : mes reins languissent dans mon sein
On peut lire, dans l'actuel livre du prophète Isaïe, une série d'oracles, dont la date de composition est difficile à déterminer, mais que l'on peut situer avec quelque probabilité autour du IIIe ou du IIe siècle avant notre ère : Yahvé, notre Dieu, des souverains autres que toi ont été nos maîtres... Les morts ne revivront pas, les ombres ne se relèveront pas ! De fait, tu as sévi, tu les as exterminés, tu as fait disparaître tout souvenir d'eux. Tu as augmenté la nation, Yahvé ! Tu as augmenté la nation par laquelle tu as été glorifié; tu as élargi les limites du pays. Yahvé, dans la détresse ils ont eu recours à toi ; ils ont été angoissés, ton châtiment les a pressés. Comme une femme enceinte qui s'apprête à enfanter, qui est en travail et pousse des cris de douleur, ainsi avons-nous été devant toi, Yahvé. Nous avons conçu, nous avons été en travail : comme si nous enfantions du vent ! Nous n'opérons pas la délivrance du pays et point ne naissent les habitants du monde ! Que revivent tes morts, que mes cadavres se relèvent ! Réveillez-vous et poussez des acclamations, habitants de la poussière ! Car ta rosée est une rosée lumineuse et la terre accouchera des ombres...
Le livre de Daniel a été composé après la profanation du Temple par Antiochus Épiphane (décembre 168 avant notre ère), et après les premiers succès des Maccabées.
Au chapitre XII du livre de Daniel, nous pouvons lire : En ce temps-là se lèvera Mikaël, le grand chef, celui qui se tient auprès des enfants de ton peuple. Ce sera un temps de détresse, qui ne s'est pas produite depuis qu'il existe un peuple jusqu'à ce temps-ci. Dans ce temps-là, ton peuple échappera, tous ceux qui seront trouvés inscrits dans le livre. Beaucoup de ceux qui dorment dans la terre de la poussière se réveilleront : ceux-ci pour la vie éternelle, ceux-là pour la honte, pour l'horreur éternelle. Les gens intelligents brilleront comme l'éclat du firmament, et ceux qui en ont amené beaucoup à la justice, comme des étoiles, pour l'éternité et pour toujours.
Le second livre des Maccabées date vraisemblablement du second ou du premier siècle avant notre ère. Le chapitre septième raconte l'atroce supplice infligé aux sept frères arrêtés avec leur mère, et auxquels le roi voulut imposer de violer la Torah en mangeant de la viande de porc. Avant de mourir, le second des frères suppliciés dit à son tortionnaire : Scélérat que tu es, tu nous exclus de cette vie présente, mais le Roi du monde nous ressuscitera pour une vie éternelle, nous qui mourons pour être fidèles à ses lois. (ό δέ τοΰ κόσμομ βασιλεύς ... είς αίώνον άναβιωσιν ζωής ήμάς άναστήσει.) Le troisième frère, présente sa langue et ses mains au bourreau qui va les arracher. Il déclare : C'est du ciel que je les ai acquis, mais à cause de ses lois je les méprise et c'est de lui que j'espère les recouvrer un jour. Le quatrième dit : Mieux vaut mourir de la main des hommes en tenant de Dieu l'espoir d'être ressuscité par lui, car pour toi il n'y aura pas de résurrection à la vie. (σοι μέν γάρ άνάστασις εις ζωήν οϋκ έσται). La mère des garçons suppliciés sous ses yeux leur disait : Je ne sais comment vous avez apparu dans mes entrailles; ce n'est pas moi qui vous ai gratifiés de l'esprit et de la vie; ce n'est pas moi qui ai organisé les éléments qui composent chacun de vous. Aussi bien le créateur du monde, qui a formé l'homme à sa naissance et qui préside à l'origine de toutes choses, vous rendra-t-il dans sa miséricorde et l'esprit et la vie...
Au chapitre XII du même livre des Maccabées, à propos de Judas qui fait une collecte et envoie deux mille drachmes à Jérusalem pour qu'on offre un sacrifice pour le péché des soldats juifs morts en combattant, le rédacteur ajoute qu'il a ainsi agi fort bien et noblement dans la pensée de la résurrection (ϋπέρ άναστάσεως διαλοψιζόμενος). Si en effet il n'avait pas espéré que les soldats tombés dussent ressusciter, il était superflu et sot de prier pour les morts.
Enfin, au chapitre XIV, le second livre des Maccabées nous raconte comment mourut un résistant juif nommé Razis. Inculpé de judaïsme dans les premiers temps de la révolte, il est dénoncé auprès de Nicanor, qui envoie plus de cinq cents soldats pour l'arrêter. Razis, plutôt que de se rendre à l'ennemi, préfère se suicider. Avant de mourir, il s'arrache les entrailles et les prenant dans ses deux mains il les jeta sur la foule, priant le maître de la vie et de l'esprit de les lui donner de nouveau.
Ainsi, aux approches du commencement de notre ère, le judaïsme, du moins l'une des branches du judaïsme, la branche représentée par le parti pharisien, enseigne explicitement l'espérance d'une résurrection, en grec anastasis, du verbequi signifie : faire lever, relever, rétablir, traduction de l'hébreu qum (prononcer : quoum) qui signifie : se lever ; forme hiphil : heqim, faire se lever, ériger, susciter.
Ceux qui étaient morts, et couchés dans les tombeaux, se relèveront. Telle est l'espérance d'Israël vers les deuxième et premier siècles avant notre ère.
Pour bien comprendre cette doctrine de la relevée des morts, il faut de nouveau penser à la structure de l'anthropologie hébraïque. L'homme est une âme vivante, nephesch haiia. Il est basar, chair, c'est-à-dire cette totalité psychosomatique que je constate dans mon expérience. Nephesch et basar ne sont pas deux choses, deux substances différentes, comme la psuchê et le sôma chez Platon, mais deux mots pour désigner l'homme, du point de vue du psychisme, et du point de vue de son organisation psychobiologique.
L'espérance d'Israël, en sa branche pharisienne, c'est que l'homme vivra, après la mort. On ne nous donne pas de détail sur la manière dont il vivra. On ne nous décrit pas le processus de la résurrection, ni les modalités de cette existence nouvelle attendue. Simplement on nous dit, dans la théologie pharisienne, qu'il y a une espérance pour l'homme, et que Dieu qui l'a créé lui redonnera la vie après la mort.
Il est en l'occurrence absurde de se demander si c'est avec le corps ou sans le corps, car, du point de vue de l'anthropologie hébraïque, la question n'a pas de sens, puisque l'homme est un corps vivant, ou, ce qui signifie la même chose, une âme vivante présente dans le monde. La question de savoir si les théologiens juifs pharisiens pensaient que l'homme ressuscitera avec son corps ou sans son corps, n'a de sens que si l'on essaie d'appréhender cette idée juive d'une relevée des morts à travers le schéma d'une anthropologie dualisée qui n'était pas la leur.
Le rabbi Ieschoua de Nazareth, d'après les textes qui nous restent, traite une fois seulement du problème de la résurrection, dans une circonstance qui nous est relatée par Marc, Matthieu, et Luc. Lisons le texte de Marc :
Viennent vers lui les Sadducéens, eux qui disent qu'il n'y a pas de résurrection. Et ils l'interrogent en disant : "Rabbi, Moïse a écrit pour nous que, si le frère de quelqu'un meurt, et laisse une femme sans enfant, que le frère de celui qui est mort prenne la femme et qu'il suscite une descendance à son frère. Il y avait sept frères. Le premier prit une femme, et il mourut et il ne laissa pas de descendance. Le second la prit, et il mourut, sans laisser de descendance. Et le troisième de même. Et les sept ne laissèrent pas de descendance. Finalement, la femme aussi mourut. A la résurrection, de qui parmi eux sera-t-elle la femme ? Car les sept l'ont eue pour femme." Ieschoua leur dit : "N'est-ce pas à cause de cela, que vous vous trompez, parce que vous ne connaissez pas les Écritures ni la puissance de Dieu ? Car lorsqu'ils ressuscitent d'entre les morts, ils n'épousent pas et elles ne sont pas épousées, mais ils sont comme les anges dans les cieux. Au sujet des morts, qu'ils se lèvent (qu'ils ressuscitent), n'avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, à l'endroit du buisson, comment Dieu lui a parlé, en disant : "Moi, le Dieu d'Abraham et le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ?" Il n'est pas Dieu des morts mais des vivants. Vous vous trompez beaucoup."
Ce texte contient deux enseignements. D'abord le rabbi Ieschoua enseigne qu'à la résurrection il n'y aura plus de procréation. Nous entrons dans une économie nouvelle, et Ieschoua écarte des représentations calquées sur l'existence présente. Le problème soulevé par les Sadducéens, pour ridiculiser la doctrine pharisienne de la résurrection, ne se pose donc pas. — D'autre part, Ieschoua rappelle que le Dieu d'Israël est le Dieu des vivants, et non des morts, ce qui signifie qu'Abraham, Isaac, Jacob, et plus généralement tous les justes, sont actuellement vivants. Dieu ne traîne pas derrière lui, si l'on ose dire, un peuple de morts, de gens qui ont vécu mais n'existent plus sinon dans le souvenir de leur descendance. Il est le Dieu d'hommes qu'il a créés, vivifiés, sanctifiés, et qui sont actuellement et pour toujours vivants.
Lorsque Ieschoua raconte le mâschâl de l'homme riche et du pauvre Lazare qui était couché à sa porte il suppose aussi admis que Abraham est actuellement vivant : Le pauvre mourut et il fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham...
A part cette discussion provoquée par les Sadducéens qui n'admettaient pas la doctrine pharisienne de la résurrection, Ieschoua, d'après les documents qui nous restent de son enseignement dans les évangiles synoptiques, n'a pas parlé de la résurrection.
La raison en est, nous semble-t-il, que sa perspective propre était différente de celle qui était devenue populaire sous l'influence de la théologie pharisienne. Ieschoua ne parle pas habituellement de la résurrection, pour la même raison, nous semble-t-il, qu'il ne s'attribue pas à lui-même le titre de messie : parce que cela prêterait à malentendu. Parce qu'il comprenait sa fonction autrement que selon les représentations populaires du messie. Parce que ses vues sur l'avenir humain ne correspondaient pas non plus avec les représentations populaires concernant la résurrection.
Nous avons essayé de l'exposer dans un travail antérieur : Ieschoua de Nazareth est venu communiquer un enseignement de vie, c'est-à-dire un enseignement qui nous donne les conditions, les lois, les normes de l'accès à la vie, qui est la vie de Dieu, ou la vie éternelle. Ieschoua est venu apporter non pas ce que nous appelons aujourd'hui une morale, mais une science de l'être, pour une humanité inachevée. Il est venu apporter l'information créatrice par laquelle l'humanité peut être achevée, si elle le veut, si elle y consent, et parvenir à sa fin.
Ce que Ieschoua est venu enseigner, donc, ce sont les conditions et les moyens d'entrée dans l'économie de la vie, qui est la vie divine, et qu'il appelle aussi la malkouta di schemaiia, le royaume des cieux ou le royaume de Dieu. Telle est sa perspective propre : l'enseignement d'une science qui nous permette d'entrer dans la vie.
Car cette entrée dans l'économie de la vie n'est pas automatique. Elle ne va pas de soi. Il faut que l'homme y consente et y coopère ; et il ne peut en être autrement. Car on ne voit pas comment un être entrerait dans l'économie de la vie divine s'il n'y consent pas, et malgré lui. La création d'un être capable de Dieu implique forcément que cet être donne d'une manière active quelque chose de lui-même, et qu'il devienne créateur à son tour.
Si quelqu'un reçoit l'enseignement créateur de Ieschoua, et se l'assimile, se l'incorpore, alors il est déjà entré dans l'économie de la vie, qui est la vie éternelle. Le royaume de Dieu ne vient pas d'une manière spectaculaire, et l'on ne dira pas : Tenez, il est ici ! ou là ! Car le royaume de Dieu est à l'intérieur de vous.
Là encore, Ieschoua écarte des représentations populaires concernant le royaume, qui n'est pas un espace, un lieu, mais de l'être, la participation à l'être de Dieu.
Le quatrième Évangile nous rapporte une parole de Ieschoua adressée à ses accusateurs : Vrai, vrai, je vous le dis; si quelqu'un garde ma parole, il ne verra pas la mort, pour l'éternité. Ailleurs, Ieschoua, toujours selon le quatrième Évangile, dit que celui qui donne son assentiment à son enseignement, celui-là a la vie éternelle. Ieschoua ne dit pas qu'il l'aura, plus tard, mais qu'il l'a, dès maintenant, d'une manière actuelle, et pour toujours. C'est donc bien maintenant que le royaume de Dieu est en formation, en genèse, en nous. La vie éternelle est déjà présente dans le peuple de ceux qui donnent leur assentiment à l'enseignement de Ieschoua, qui vivent de cet enseignement, qui reçoivent de lui l'information créatrice. Dans le même texte, Ieschoua compare l'enseignement qu'il est, enseignement qui doit être assimilé afin d'être vivifiant, à du pain : Moi, je suis le pain de la vie. Vos pères ont mangé dans le désert la manne, et ils sont morts. Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mange ne meure pas.
Selon Jean encore, Ieschoua dit : Vrai, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et qui croit en celui qui m'a envoyé, celui-là a la vie éternelle... Il est passé de la mort à la vie.
Ainsi, selon la théologie du quatrième Évangile, qui constitue un développement et une explicitation de l'enseignement de Ieschoua tel que nous le trouvons exprimé dans les Évangiles synoptiques, l'accès à la vie éternelle, l'entrée dans l'économie de la vie divine, n'est pas automatique. Elle est conditionnelle. Elle dépend de l'assentiment que nous donnons à l'enseignement du Verbe incarné. Si nous recevons en nous librement et volontairement l'information créatrice qui vient du Verbe créateur et incarné, alors nous pouvons avoir accès à la vie divine. Si nous assimilons, comme du pain, cet enseignement qui est vie, alors nous pouvons entrer dans l'économie de la vie éternelle.
Mais, comme on le voit, il s'agit bien d'une seconde naissance, et d'une seconde création, par laquelle nous devenons, comme le dit Paul créature nouvelle.
On mesure ici pleinement la différence ontologique radicale entre la doctrine platonicienne de l'immortalité de l'âme et la doctrine chrétienne de l'avenir humain. Dans le cas du platonisme, l'immortalité de l'âme est une propriété de nature, qui tient à ce que l'âme humaine est naturellement, congénitalement, originellement divine. Il suffit de retourner à notre condition originelle. — Dans l'enseignement chrétien, l'entrée dans la vie éternelle est soumise à une condition : recevoir en nous la parole créatrice, l'enseignement créateur qui vient de Dieu.
Toujours selon le quatrième Évangile, leschoua dit à Martha, la sœur de Lazare qui est dans le tombeau depuis quatre jours déjà : Ton frère se lèvera. Martha lui dit : Je sais qu'il se lèvera lors de la relevée (des morts) au dernier jour. " leschoua lui dit alors : Je suis la résurrection, (anastasis) et la vie. Celui qui croit en moi, même s'il est mort, il vivra. Et tout homme qui vit et qui croit en moi ne mourra plus pour l'éternité.
Ce dialogue, comme la discussion avec les Sadducéens, est instructif, car il montre la différence qui existe entre les représentations populaires concernant la résurrection ou relevée des morts dans le judaïsme au premier siècle de notre ère, et l'enseignement de Ieschoua.
Les représentations populaires pourraient se formuler comme suit : Les hommes meurent, ils sont ensevelis. Si ce sont des justes, à la fin des temps, Dieu les fera se relever, il les fera revivre.
Ieschoua corrige cette représentation. Dans les Évangiles synoptiques comme dans le quatrième Évangile, il enseigne que la communication de la science du royaume de vie qu'il apporte est en train de réaliser actuellement ce royaume de vivants, qui est en train de se former. La vie éternelle, c'est maintenant qu'il en donne le germe. Elle résulte de cet enseignement de vie que communique Ieschoua.
La pensée de Ieschoua concernant ce problème de la mort et de la résurrection est exprimée d'une manière parfaitement claire, pensons-nous, dans cette ultime parole adressée à son compagnon de crucifixion qui lui dit : Ieschoua, souviens-toi de moi lorsque tu entreras dans ton royaume. Ieschoua lui répond :Vrai, je te le dis, aujourd'hui, avec moi, tu seras dans le paradis.
Ieschoua ne dit pas à son camarade torturé : A la fin des temps, Dieu te ressuscitera. Il lui dit : aujourd'hui.
Le rabbin pharisien Schaoul de Tarse, converti à la doctrine et à la personne de Ieschoua de Nazareth, écrira à la communauté chrétienne de Philippes : Car pour moi, vivre, c'est le Christ, et la mort m'est un gain. Mais si de vivre dans la chair, c'est pour moi un fruit d’œuvre, que choisirai-je ? Je ne sais pas. Je suis pressé des deux côtés. J'ai le désir d'être résolu et d'être avec le Christ, c'est de beaucoup le meilleur. Mais, rester dans la chair, c'est plus nécessaire, à cause de vous... Là encore, Schaoul-Paul ne dit pas : Je vais mourir, et puis à la fin des temps, j'ai l'espérance de ressusciter. Il écrit : Je désire être résolu et être avec le Christ. C'est on ne peut plus clair. Paul pense que, lorsqu'il sera délié de la condition charnelle, il sera, aussitôt, avec le Verbe incarné, et c'est cela qui est le meilleur, de beaucoup. Il n'y a donc pas d'attente, ni de période intermédiaire. C'est immédiatement que Paul pense et espère être avec le Christ.
Il est évident, d'après ce que nous venons de voir, qu'en chrétienté, aujourd'hui, les représentations populaires issues du judaïsme pharisien continuent de se mêler, en des proportions variées, avec l'enseignement de Ieschoua de Nazareth. Ce qu'enseigne Ieschoua, ce sont les conditions de l'entrée dans la vie éternelle, et l'actualité de cette entrée, pour ceux qui y consentent. Le judaïsme pharisien, tel que nous le connaissons du moins par les textes de l'époque, enseignait une résurrection à la fin des temps, c'est-à-dire que les morts devaient attendre la résurrection. Pour Ieschoua, c'est aujourd'hui que l'homme justifié entre dans la vie divine. Chacun d'entre nous entre aujourd'hui, en mourant, dans l'éternité, s'il est capable de la vie éternelle.
Il ne faut pas confondre la doctrine de Ieschoua concernant l'accès à la vie éternelle de l'homme qui reçoit en lui l'enseignement du Verbe incarné, avec l'idée, ou la représentation, d'une réanimation des cadavres.
D'ailleurs la résurrection de Ieschoua lui-même ne peut pas non plus être identifiée à la réanimation d'un cadavre. La résurrection de Ieschoua signifie qu'il est personnellement et actuellement vivant, et qu'il l'a prouvé en se manifestant à des témoins dignes de foi. Si même l'on avait trouvé le squelette de Ieschoua dans son tombeau, cela ne changerait rien au fait de la résurrection, c'est-à-dire que la question du tombeau vide, et les problèmes exégétiques qu'elle soulève, est radicalement distincte de la question de la résurrection.
La résurrection de Ieschoua est ontologiquement différente de la résurrection de Lazare, qui, elle, est la réanimation d'un cadavre.
On nous dira : Mais la résurrection, c'est la résurrection de l'homme tout entier, corps et âme. — Oui, la résurrection, c'est-à-dire l'entrée de l'homme dans la vie éternelle, est le fait de l'homme tout entier, de la personne tout entière, et non pas simplement d'une partie. Toute la question est de savoir si la personne est diminuée, amputée, par le fait qu'elle n'informe plus une matière pour constituer un corps organisé. La question est de savoir si la fonction d'information est liée d'une manière inhérente à l'existence et à l'essence même de l'âme vivante, si celle-ci ne peut exister qu'en informant une matière et en constituant un corps, si la personnalité humaine est amputée par le fait qu'elle n'exerce plus de fonctions physiologiques, ce qui sera justement le cas lors de la résurrection.
Mais alors, nous dira-t-on peut-être encore, que faites-vous de la résurrection des corps ?
Si l'on nous posait cette question, et si l'on nous adressait cette objection, la preuve serait faite que toutes nos analyses précédentes auraient été totalement inutiles... La force des habitudes intellectuelles acquises à l'école est presque invincible.
Car enfin, de quoi parle-t-on ? De la résurrection des corps en tant que distincts des âmes ?
Dans ce cas, il nous faudrait reprendre le refrain :
1e Dans le système de référence de l'anthropologie hébraïque, qui est celle de Ieschoua, la question n'a aucun sens, car le corps n'est pas quelque chose d'autre que l'âme vivante. Il n'y a pas de corps distinct de l'âme vivante.
2e Si l'on fait l'analyse, en laissant de côté l'anthropologie hébraïque, on parvient au même résultat : la question n'a non plus aucun sens. Car il n'existe pas dans la nature de corps séparé de l'âme, c'est-à-dire de corps non animé. Un corps, c'est une âme vivante qui informe une matière. La résurrection des corps, si l'expression a un sens, c'est la résurrection des âmes qui informent une matière, c'est-à-dire la résurrection des hommes !
Toute la question est de savoir si le christianisme contient vraiment en lui-même l'enseignement que les âmes des justes, les âmes vivifiées par le Verbe créateur, vont de nouveau, à la fin des temps, informer une matière pour constituer de nouveau des corps organisés. Le fait est que de grands docteurs, comme saint Jérôme, et saint Thomas d'Aquin, l'ont pensé. Le fait est que c'est ainsi que le christianisme s'enseigne. Mais la question est de savoir si c'est bien cela l'enseignement de Ieschoua. Et il ne le semble pas. Ieschoua enseignait, nous l'avons vu, que s'ils reçoivent l'Enseignement qu'il est, les hommes peuvent parvenir à la vie éternelle. Il a promis à son compagnon torturé à côté de lui qu'aujourd'hui il serait avec lui au paradis. Il ne lui a pas promis qu'à la fin des temps son âme irait réinformer une matière pour reconstituer un corps. Dans la discussion avec les Sadducéens, il a enseigné que dans l'économie nouvelle il n'y aurait plus de procréation. Paul enseignera de même : Les aliments sont pour le ventre, et le ventre pour les aliments. Dieu détruira et le ventre et les aliments.
D'après l'enseignement de Ieschoua et de Paul donc, les hommes entrés dans l'économie de la vie éternelle n'auront plus de fonction physiologique à exercer.
On peut se demander, dans ces conditions, ce que pourrait être un corps organisé, sans fonction organique, c'est-à-dire sans organe...
D'autre part, l'orthodoxie enseigne fermement, à la suite de l'enseignement de Ieschoua et de Paul, que l'humanité tout entière est appelée, invitée, à prendre part à la vie éternelle, qui est la vie divine, et que les hommes et les femmes qui ont reçu en eux l'enseignement du Verbe incarné sont aujourd'hui vivifiés, qu'ils sont passés de la mort à la vie, qu'ils sont actuellement vivants, sans confusion des natures ni des personnes au sein de la vie divine, et qu'il est possible de les prier.
On voit mal, dans ces conditions, ce qu'ils pourraient avoir à gagner à aller, à la fin des temps, ré-informer une matière pour reconstituer de nouveau des corps organisés qui d'ailleurs, d'après les textes formels du Nouveau Testament, ne comporteraient plus de fonction biologique.
On nous objectera immanquablement le chapitre quinzième de la première Lettre de Paul aux chrétiens de Corinthe. Que dit Paul dans ce chapitre? Paul rappelle d'abord aux chrétiens de Corinthe ce qu'il leur a enseigné : Le Christ est mort, il a été enseveli, le troisième jour, il est ressuscité. Il s'est manifesté à Kêpha, puis aux douze. Ensuite il s'est manifesté à cinq cents frères, dont la plupart sont encore vivants, mais certains sont déjà morts. Finalement, il s'est manifesté aussi à Paul. Dans ces conditions, comment certains peuvent-ils dire qu'il n'y a pas de résurrection des morts ? Le fait est que le Christ est ressuscité d'entre les morts, puisqu'il s'est manifesté à des témoins (qui n'étaient heureusement pas des intellectuels, ni de gauche ni de droite) et dont beaucoup sont encore vivants. Par conséquent la résurrection d'entre les morts est possible. Mais alors, demandent certains, comment s'opère cette résurrection ? Avec quel corps reviennent-ils donc ? ποίω σώματι έρχονται ? — On remarque que Paul s'adresse à des chrétiens de Corinthe, c'est-à-dire à des chrétiens formés dans une langue et une culture grecques. Ils posent donc tout naturellement la question que poserait aujourd'hui un français moyen qui confondrait l'idée de résurrection, ou plus précisément ce que Ieschoua visait à travers cette notion, et l'idée de réanimation du cadavre —, ce qui n'a aucun rapport.
Les chrétiens de Corinthe demandent donc : Avec quel corps vont-ils revivre, ces ressuscités ? Paul s'engage alors dans une explication qui vise à distinguer l'existence biologique actuelle de l'existence à venir. Ce que Paul enseigne dans ce texte, c'est qu'il y aura une transmutation, une transformation comparable à celle que subit le grain de blé semé en terre et devient une plante. Nous devons passer, dit Paul, d'une existence de type psychobiologique (la chair au sens hébreu) à une existence spirituelle (l'esprit au sens hébreu encore, c'est-à-dire la dimension surnaturelle, prophétique). L'homme a d'abord été créé âme vivante. Il doit devenir esprit vivifiant. Mais ce n'est pas le spirituel qui est premier. C'est, dans l'ordre de la création, le psychobiologique qui est premier. Le spirituel vient ensuite, contrairement à ce qu'enseignaient déjà des sectes gnostiques qui prétendaient que la première création, la création originelle, avait été celle d'un homme originel (Prôto-Anthrôpos) purement spirituel qui, par suite d'une faute, était déchu et tombé au rang d'âme descendue dans un corps. Nous avons aperçu ce thème à propos de l'hermétisme et de la Gnose. Au temps de Paul, ce thème commençait déjà à avoir quelque diffusion, et c'est pourquoi Paul insiste sur le fait qu'au contraire, dans la perspective biblique, ce n'est pas le spirituel qui est premier; c'est l'ordre physique, puis biologique qui est premier ; le spirituel vient à la fin.
Ce qui est semé, écrit Paul, c'est un corps psychique, ce qui ressuscite, c'est un corps spirituel. Je dis ceci, frères : la chair et le sang ne peuvent pas hériter le royaume de Dieu. — C'est-à-dire, encore une fois, que l'ordre psychobiologique actuel est un ordre provisoire, appelé à une transmutation radicale. L'homme passe d'un type d'existence biologique à un autre type d'existence, qui n'est plus d'ordre biologique.
Le Nouveau Testament grec, bien entendu, et pour les raisons que nous avons dites, ne parle jamais de la résurrection des corps. Cette expression n'aurait aucun sens dans le système de référence de l'anthropologie biblique. Le Nouveau Testament grec parle de la résurrection d'entre les morts, άνάστασιν τήν έκ νεκρών, ou, plus souvent, de la résurrection des morts, άνάστασιν νεκρών.
Les plus anciennes professions de foi de l'Église parlent de la résurrection de la chair, σαρκός άνάστασιν, carnis resurrectionem, avant de parler de la résurrection des morts, άνάστασιν νεκρών (Symbole de Constantinople).
Nous pouvons supposer qu'il n'est plus nécessaire de répéter une fois de plus que chair dans le langage biblique, qu'emprunte ici l'orthodoxie pour se formuler, ce n'est pas le corps, mais la totalité humaine. Le Logos s'est fait chair ne signifie pas que le Logos a pris un corps, mais qu'il s'est fait homme. La résurrection de la chair, ce n'est pas la résurrection du corps, mais la résurrection de l'homme, ou des hommes, puisque, dans la Bible, basar est souvent pris dans un sens collectif pour désigner l'ensemble des hommes vivants : Toute chair verra...
Nous avons exposé ailleurs dans quelles difficultés se sont engagés les théologiens des premiers siècles qui ont voulu penser la doctrine chrétienne de la résurrection de la chair à travers le schème d'une anthropologie qui ne lui était pas adaptée. Nous n'y reviendrons donc pas ici. Si l'on gratte un peu aujourd'hui sous le vernis qui recouvre la conscience chrétienne, on retrouve d'ailleurs à peu près les mêmes pseudo-problèmes et on soulève les mêmes discussions qu'au temps d'Origène et de saint Jérôme.
Deux erreurs fondamentales sont, nous semble-t-il, à l'origine de ces pseudo-problèmes. D'abord on lit une doctrine pensée et exprimée en langage biblique à travers une philosophie qui ne lui est pas adaptée. Et puis l'on oublie que l'enseignement fondamental de Ieschoua ne portait pas sur une résurrection comprise à la manière du judaïsme pharisien. Ce qu'il enseignait, c'est une entrée, aujourd'hui, dans la vie éternelle.
Mais alors, nous dira-t-on, vous revenez en somme à une doctrine de l'immortalité de l'âme de type platonicien ! — Non, pas du tout. Nous avons vu, à plusieurs reprises, au cours de ce travail, la différence fondamentale qui existe entre la doctrine de l'âme chez Platon, et la doctrine de l'âme dans la tradition biblique. Chez Platon, l'âme est immortelle de plein droit parce qu'elle est divine par nature. Dans la pensée biblique, l'âme n'est pas divine par nature, l'existence est pour elle un don reçu, elle est appelée, invitée, à une destinée qui est une divinisation mais par grâce. Et il faut qu'elle y consente.
De plus, dans la pensée biblique, l'existence présente, l'existence corporelle, c'est-à-dire l'existence d'une âme vivante qui vit dans le monde, n'est pas considérée comme le résultat d'une chute, ni comme mauvaise. Elle est seulement provisoire. C'est une étape, excellente, mais non définitive, dans une histoire, un développement, un processus créateur qui est inachevé. Lorsque l'homme entre dans l'économie de la vie divine, il ne mange plus, il ne procrée plus. Il n'exerce plus de fonction biologique.
C'est ainsi que, au sein de l'orthodoxie, la grande tradition ascétique et mystique a compris les choses. La vie contemplative, la vie monastique et ascétique des Pères du désert, est une anticipation de l'existence à venir.
Il en est de la théologie, de la pensée de l'orthodoxie comme d'un grand arbre qui se développe, qui explicite petit à petit, au cours des siècles, et selon les besoins, l'information qu'il contient dans son germe. Ce développement de la pensée de l'orthodoxie se fait sur les différents fronts de la doctrine, d'une manière inégale. La christologie, la théologie trinitaire, se sont développées d'abord, d'une manière intense, et elles ont abouti aux grandes formules des conciles de Nicée, Éphèse et Chalcédoine. Mais il faut reconnaître qu'en ce qui concerne ce qu'on appelle dans les manuels de théologie les fins dernières, la théologie ne s'est pas beaucoup développée depuis le temps où saint Jérôme et les disciples d'Origène se disputaient à propos de la résurrection des corps.
Ce développement reste à effectuer.
Pour réaliser d'une manière correcte ce développement nécessaire, l'exégèse scientifique des textes bibliques est la première condition. Mais elle n'est pas suffisante. Car il n'est pas possible de manipuler des notions comme celles de vie, mort, âme, corps, chair, etc., sans savoir exactement de quoi l'on parle, c'est-à-dire sans avoir fait l'analyse de ces notions, pour voir ce qu'elles signifient. En d'autres termes, — telle est du moins la thèse que nous défendons, — il n'est pas possible de faire de l'exégèse sans faire aussi de la philosophie. Car si l'on prétend faire de l'exégèse scientifique sans faire aussi, et peut-être d'abord, l'analyse des notions que l'on rencontre, on fera de la philosophie quand même, mais d'une manière non critique. On utilisera des notions et des schèmes philosophiques appartenant à une culture donnée, et que l'on croit aller de soi, pour aborder un texte, ou une série de textes, qui appartiennent à une autre culture.