Fernand Braudel : L'identité de la France, p. 60-61
Editions Arthaud. Paris. 1986. France-Loisirs.
" ... En tout cas, une reprise est nette au second Age du Fer et elle développera ses progrès jusqu'à la veille de la conquête romaine.
La Gaule ne compte pas alors, sans doute, les 20 millions d'habitants et davantage que lui octroyaient avec un certain enthousiasme Henri Hubert, Alexandre Moreau de Jonnès, Ferdinand Lot, Albert Grenier, Camille Jullian. Mais l'occupation celte, comme ailleurs en Europe, correspond sans contredit à une agriculture intensive, à un pays prospère et peuplé, même surpeuplé, selon les auteurs latins qui y voient la cause des émigrations gauloises répétées. Peut-être la population atteint-elle les 10 millions d'habitants que lui attribuait Jules César lui-même. Karl Julius Beloch avance le chiffre de 5,7 millions seulement, Gustave Bloch 5 millions 1, Eugène Cavaignac 8 à 9 millions, en reprenant et critiquant les recensements rapportés par César dans le De bello gallico, en particulier les dénombrements des troupes de secours gauloises, lors du siège d'Alésia (- 52).
Puis-je dire que ces derniers chiffres me semblent trop bas ? D'autant que la Narbonnaise, alors province romaine depuis déjà presque 70 années, est aussi densément peuplée que l'Italie elle-même. Acceptant le chiffre de « plus de 7 millions » pour la Gaule, Karl Ferdinand Werner compte « 10 à 12 millions d'habitants » dans l'ensemble gaulois, province romaine y compris. Mais peu importe ! Des constatations que suggèrent ces ordres de grandeur, il ressort que la Gaule avant la Gaule, du IIIe millénaire à l'ère chrétienne (ou peu s'en faut), a été le théâtre de très longs mouvements de population, à la hausse, puis à la baisse, et ensuite de nouveau à la hausse. Ce sont là les cycles multiséculaires dont j'ai parlé à l'avance, analogues, bien que beaucoup plus étendus dans le temps, à ce cycle classique, pourrait-on dire, qui s'annoncera avec le XIè siècle après J.-C. et culminera vers 1350, pour se replier en un siècle rapide - pas moins que la guerre de Cent Ans, de 1350 à 1450. La Préhistoire, à travers l'espace futur de la Gaule, n'aura pas connu pareille « rapidité », mais l'alternance de ces mouvements cycliques reste analogue (en profondeur) ç celle qui travaillera sans trop de hâte la France médiévale.
Or ces cycles, même très lents, même interminables, impliquent forcément une certaine cohérence, non pas un émiettemenl absolu du peuplement, mais une certaine ampleur des échanges. de biens, de cultures, de techniques, d'hommes - quelque chose qui ressemble déjà à de l'histoire et qui ne peut être que le fruit, la conséquence d'une certaine densité, d'un certain volume de la population.
Ainsi il y a eu une Gaule avant la Gaule, entendez une soudure réelle entre ce qui précède la Gaule et la Gaule elle-même. J'aurais tendance à croire (malgré les réserves avancées sur l'argument essentiel de Nougier : le nombre des villages et des habitats) aux 5 millions de la population préhistorique, vers - 1800. Ce qui voudrait dire que, pour l'essentiel, les jeux biologiques sont déjà conclus à la fin du Néolithique, que les mélanges ethniques sont en place, et y demeureront. Les invasions qui suivront, et notamment celle des Celtes - si nombreuse et violente qu'on l'imagine et si puissant qu'ait été son impact culturel -, se perdront peu à peu dans la masse des populations déjà installées, soumises, rejetées parfois hors de leurs terres, mais qui resurgiront, s'étaleront, prospéreront à nouveau. Le nombre conserve sans doute. N'en sera-t-il pas de même vis-à-vis des Romains ? Et non moins face aux invasions barbares du Ve siècle, ou aux immigrés trop nombreux qui inquiètent la France actuelle? Ce qui compte c'est la masse, la majorité en place. Tout s'y perd à la longue. Mais laissons ces problèmes - chaque chose en son temps L'essentiel, pour l'instant, c'est de mettre à sa place l'énorme héritage vivant de la Préhistoire. La France et les Français en sont les héritiers, les continuateurs, bien qu'inconscients. les recherches hématologiques en sont à leurs débuts. Mais est-ce une surprise qu'elles mettent en lumière, dans notre sang (celui des Français d'aujourd'hui), le sang reconnaissable de la Préhistoire? Voilà qui nous rend attentifs à une histoire venue du tréfonds des âges".