Je suis en désaccord. L'ambiguité est très présente, on la retrouve d'ailleurs dans l'opposition entre les cyniques, provocateurs, transgressifs, et les aristotéliciens vertueux ou encore dans la tragédie où, si le héros tragique est puni, il n'en reste pas moins le héros.
Promothée est certes puni, la morale doit être sauf et l'ordre social réparé, mais il a réussi et a transmis le flambeau, si j'ose dire.
L'hubris, justement, pour condamné qu'elle soit, était aussi admiré, peut être secrètement espéré. Achille, modèle héroïque par définition en était habité...
Les Cyniques et les autres étaient d'accord sur l'essentiel : il faut vivre selon la nature. Après, effectivement, il y a eu un petit miracle athénien ayant favorisé l'expression de pensées singulières et une certaine pluralité philosophique (et politique en un autre domaine), ce qui fait que chacun avait sa définition de la nature : nous sommes des chiens, nous sommes des âmes emprisonnées dans des corps, nous sommes des atomes, etc. On ne faisait en quelque sorte l'effort de sortir de soi que pour revenir au calme avec une bonne conscience renforcée. Que la plupart des philosophes vendaient leur doctrine comme permettant d'atteindre la sagesse, c'est à dire l'ataraxie, c'est à dire l'absence de trouble donc de vie intérieurs, en dit assez long sur le cadre dans lequel s'exprimaient ces pensées.
S'en distinguent seulement et dans une certaine mesure Platon et Aristote, et il se trouve que c'est leur pensée que le christianisme, qui introduit une fracture importante dans chaque esprit entre la nature et la grâce et en fait le théâtre de la lutte, de la tension de toute une vie, s'est approprié et a fait survivre jusqu'à nos jours (avec un fond de stoïcisme romain, également, qui évoquait aussi la lutte contre soi-même, l'attention aux choses qui ne sont pas nous...)
La tragédie exalte certes le héros, mais le héros qui perd et finit écrasé. Ce héros est d'ailleurs compréhensible dans son hubris en ce qu'il n'est pas humain : demi-dieu ou apparenté, c'est son ascendance divine qui lui donne sa prétention et sa capacité à s'opposer au destin, et c'est son humanité qui le fait échouer. Rien n'y changera jamais rien, c'est annoncé dès le départ.
On constate que ce n'est plus le cas du héros chrétien (le roman médiéval est intéressant de ce point de vue et manifeste ce changement de vision du monde : l'histoire de Perceval qui trouve enfin le Graal chez le Roi pêcheur après la quête d'une vie, le voit de ses yeux, mais n'ose pas poser de question, comme on le lui a appris, et se réveille dans une ruine pour repartir vers rien, me laisse encore des frissons. On ne lit pas ça, ce sentiment de notre finitude et d'un infini qui reste à conquérir, d'une solution inatteignable mais qui mérite qu'on y consacre son existence au problème du mal, chez les Anciens : ou le héros meurt, ou il rentre enfin chez lui (Ulysse) et tout repart comme avant après une bonne baston, il a retrouvé le repos. Rien n'y est laissé inachevé.)
D'ailleurs, une remarque en passant : on vante souvent la créativité grecque en prenant en exemple les tragédies. C'est oublier que les thèmes mis en pièce sont des banalités, des légendes connues de tous depuis le berceau, et que le génie de l'auteur ne vient que de l'écriture et du rythme, à la rigueur de la danse et de la musicalité des chants, ce que nous ne pouvons plus évaluer aujourd'hui. Le principe est de raconter une histoire que tout le monde a entendu mille fois. Sortir de soi, faire un effort, pour revenir au même. Mentalité circulaire, païenne, prisonnière d'un monisme naturaliste. Il y a une très belle page de Chesterton sur la tendance païenne à utiliser des symboles religieux ronds, fermés, là où la croix chrétienne éclate sur deux axes et n'est pas limitée, mais j'ai oublié de la prendre en note.