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La scène s’est déroulée l’été dernier, au dépôt de bus de Nanterre. L’un des plus importants de la RATP, avec ses quelque 680 machinistes. Ce jour-là, une vingtaine de femmes conductrices de bus, dont plusieures membres de la CGT, dénoncent les discriminations dont elles se disent victimes au quotidien, et qui seraient, selon elles, le fait d’une poignée d’agents musulmans professant une lecture rigoriste du Coran.
Dans une vidéo, elles stigmatisent les insultes sexistes. Racontent que ces individus refusent de leur serrer la main. Des cas similaires sont signalés dans d’autres dépôts. Plusieurs syndicalistes mentionnent les centres de Pleyel (Seine-Saint-Denis), de Charlebourg (Hauts-de-Seine), d’Asnières (Hauts-de-Seine) et du Point du Jour (Paris). L’affaire de Nanterre a pris de l’ampleur car une association nationaliste et anti-musulmane proche des milieux identitaires d’extrême droite s’est chargée de faire circuler la vidéo, brouillant du même coup le message de ces femmes. Sur place, l’émotion est encore vive : les agents montrés du doigt se disent injustement accusés, et l’un d’eux veut déposer une plainte contre l’auteur de la vidéo et l’association qui l’a diffusée, pour discrimination à l’encontre de la communauté musulmane. Près de 200 de ses collègues, parfois issus d’autres dépôts, ont signé une pétition de soutien. Parmi eux, Malek El Hachemi, le responsable Sud du dépôt de Nanterre, où le syndicat est majoritaire. Ce dernier rejette en bloc les griefs des conductrices. Pour lui, le refus de serrer les mains des conductrices « relève de la pratique religieuse. Ce n’est pas par haine mais par respect des femmes », explique-t-il. Au sein du dépôt certains s’efforcent de calmer le jeu en assurant que « moins de 5% des quelque 300 conducteurs musulmans de Nanterre ont une attitude discriminatoire envers les femmes ».
Poussées communautaristes
L’épisode a en tout cas été jugé suffisamment sérieux pour que la direction de la RATP dépêche une enquête interne. Laquelle a confirmé « l’existence de poussées communautaristes circonscrites à certaines unités de l’entreprise ». La vigilance est donc de mise, même si, comme le souligne la Régie, l’enquête en question « ne fait apparaître aucun élément structuré ou organisé qui puisse faire l’objet d’une sanction ou d’un début de procédure disciplinaire »… En attendant, les ex-RG suivent le dossier de près. Et à l’image d’autres grandes entreprises, la RATP s’apprête à publier un « Guide pratique de la laïcité dans l’entreprise », censé donner quelques clefs à l’encadrement, lorsqu’il est confronté à des situations de ce type.
Des situations qui tendent semble-t-il à se multiplier dans les entreprises. Selon plusieurs syndicalistes, elles seraient encore plus problématiques dans les services aéroportuaires de Roissy. Tout d’abord, il y a eu, en 2011, l’affaire de la viande halal à la cantine des personnels au sol. Cantine gérée par le comité d’entreprise, lui-même contrôlé par la CGT. « Nous ne savions pas que les 250 kilogrammes de charolaise et de limousine que le CE avait commandés à la suite d’un appel d’offres étaient halal, se défend David Ricatte, le porte-parole de la CGT Air France. On s’en est aperçu à la livraison. » « Les copains ont peut-être fait une erreur en évaluant mal les retombées de cette affaire. Aujourd’hui, nous ne voulons plus de viande halal dans notre cantine », poursuit le représentant syndical. Avec d’autres organisations, la CFDT était immédiatement montée au créneau, en dénonçant une dérive communautariste. L’un de ses délégués a été bousculé lors de la distribution d’un tract à la cantine. Les tribunaux sont saisis du dossier. Ici encore, on attend que l’entreprise prenne position, et édicte des règles.
Actes discriminatoires de petites minorités
Car au-delà de l’affaire de la viande halal, les actes discriminatoires de petites minorités à l’encontre de personnels au sol de Roissy seraient nombreux. Un agent de nettoyage musulman ayant bu de l’alcool pendant le Ramadan aurait été menacé par des coreligionnaires ; un travailleur de la piste a refusé de parler à une femme pilote et exigé de communiquer avec elle par l’intermédiaire d’un homme ; plusieurs mains courantes de personnels d’encadrement auraient été déposées auprès de la PAF et de la gendarmerie de l’aérogare, signalant des actes d’agression ou des pression ayant trait à la religion ; le 3 janvier dernier, un travailleur a menacé de détruire les décorations de Noël de la cantine du personnel au sol du terminal 2E, au prétexte qu’on n’y proposait pas de viande halal…
« La situation est bien plus grave dans les entreprises de sous-traitance, dont Servair, une filiale d’Air France où l’écrasante majorité des travailleurs sont de culture musulmane, s’inquiète un administrateur salarié d’Aéroports de Paris. Des délégués du personnel relayent des demandes de salles de prière, de cantines halal et d’aménagements d’horaire pour respecter le rite. » « Il y a carrément un recrutement ethnique dans les sociétés de sous-traitance », enchaîne Mounir Matili, secrétaire CGT du CE Air France Exploitation. David Ricatte, lui, raconte que « le préfet chargé des aéroports de Roissy et du Bourget a déjà opéré plusieurs retraits de badges d’accès aux pistes de travailleurs aux comportements incompatibles avec leur métier »…
Risque d’ethnicisation de certains métiers
Les cas de la RATP et d’Air France ne sont pas isolés. « Certaines agences commerciales d’Orange ont dû rester fermées pendant le Ramadan en raison de l’absence de plusieurs employés », indique par exemple Isabelle Barth, la directrice générale de l’Ecole de management de Strasbourg, qui a coordonné un livre consacré à la pratique religieuse en entreprise (1). Dans cet ouvrage, plus de 200 litiges ayant trait à la religion ont été analysés. Plus du tiers d’entre eux ont un rapport avec la religion musulmane. Ils portent sur les interdits alimentaires, le temps de travail, les relations avec les femmes et le port de signe religieux visibles, résume Isabelle Barth. Autre enseignement de cette étude : si les actes discriminatoires au travail concernent une infime minorité de musulmans, ils se concentrent dans les secteurs d’activité et les entreprises dont la main-d’œuvre est moins qualifiée, et majoritairement composée par des travailleurs de culture musulmane. « Le risque réel est donc l’ethnicisation de certains métiers », prévient Isabelle Barth.
Dans ce contexte, il n’est pas rare de voir s’engager « une sorte de “concurrence à la pureté” chez les travailleurs de culture musulmane, qui peut générer un complexe d’infériorité chez les musulmans tolérants », explique Abdelaziz Chaambi, l’un des organisateurs de la Marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme, engagé depuis 1976 dans le combat contre le racisme et l’islamophobie. Afin d’éviter l’explosion d’« une guerre communautaire en France », le militant associatif prône l’adoption d’« accommodements raisonnables » pour la pratique religieuse musulmane sur les lieux de travail. Mounir Matili, du CE d’Air France, n’est pas de cet avis : selon lui, « si on procédait à des aménagements en fonction de l’exercice d’un rituel religieux, on casserait la communauté de travail. Si les salariés de culture musulmane revendiquaient ce type d’aménagements, ils se stigmatiseraient eux-mêmes ».
Salles de prière chez Peugeot depuis 1982
On le voit, le débat reste ouvert. Certaines expériences s’avèrent pourtant concluantes. Dans l’usine Peugeot de Poissy, en banlieue parisienne, où 60% des ouvriers sont de culture musulmane, les salles de prière existent depuis 1982. C’est également à cette époque qu’ont été consentis par la direction les aménagements des pauses en période de Ramadan. « Ces aménagements sont appliqués à l’ensemble des salariés. Il n’y a pas d’épisodes d’intolérance religieuse dans l’usine », assure Brahim Aït Athmane, le secrétaire adjoint de Force ouvrière, le syndicat majoritaire sur ce site. Tous les ans, FO publie par ailleurs deux calendriers, l’un grégorien, l’autre musulman. Dans ce dernier figurent l’horaire des prières, les fêtes musulmanes et aussi « les recommandations de la tradition », c’est-à-dire les explications du rituel religieux. « C’est un service rendu aux travailleurs », justifie Brahim Aït Athmane. Il y a trente ans, des « accommodements raisonnables » de ce type étaient possibles. Mais pour Isabelle Barth la situation est différente aujourd’hui. Les entreprises sont confrontées à des revendications « plus fortes », qui les amènent généralement à adopter trois types d’attitudes insatisfaisantes : « le déni, l’acceptation pour ne pas être taxées de racisme et la délégation à l’encadrement de la résolution au cas par cas de ces problèmes ».
Comment sortir de cette impasse ? Tout d’abord, « il ne faut pas que le management entre dans le dialogue religieux », recommande Isabelle Barth. « Le principe d’égalité doit primer sur celui de liberté », poursuit-elle. Enfin, « les règles de vie commune dans l’entreprise doivent être clairement énoncées et appliquées avec fermeté. Surtout, il ne faut pas tolérer la moindre discrimination à l’égard des femmes ». Un exemple ? Oui aux repas différenciés ; non aux cantines séparées.
(1) Management et Religions, éditions Management et Société, paru en octobre 2012.
Écrit par Massimo PRANDI
Journaliste
mprandi@lesechos.fr