Le libéralisme a bien évolué depuis les Lumières.
Ce qui détruit notre société c'est sa fusion avec le relativisme culturel auquel nous a mené le développement des sciences humaines et le perspectivisme philosophique (c'est frappant quand on lit les libéraux des XVIIIème siècles et XIXème siècles : ils ne parlent encore que de libertés politiques & économiques, ils n'ont jamais songé qu'un jour on remettrait en cause la distinction entre homme et femme, personne sotte ou cultivée, citoyen et étranger, etc., qu'on vanterait l'homosexualité, qu'on aurait la prétention de changer soi-même son sexe ou son état civil, ce que leurs commentateurs actuels expriment quand ils disent "bien que Voltaire/Diderot/etc. fut éclairé, il était encore victime des préjugés de son temps en matière de...). On a monté d'un cran dans la critique, on a étendu sa portée à des domaines supérieurs, bien que je sois d'accord pour dire que ce sont les Lumières qui nous y ont habitué en changeant l'objet de l'examen de conscience auquel nous avait dressé le christianisme et en incitant les individus à questionner ; de la remise en cause de l'ordre économique et social on est passé à la remise en cause de tout principe, de toute valeur, de la culture en elle-même, et l'absence d'instinct tragique pousse à dénigrer tout ce qui ne parait pas éternel, ce qui rend très sensible à la suggestion sous l'influence conjointe du christianisme/socialisme en tant qui disposition morale qui pousse chacun à s'estimer trop favorisé, à se trouver des idoles souffrantes/discriminées/opprimées.
Exemple très limité, il suffit de suivre l'actualité pour en trouver des centaines plus réalistes et complexes :
- la famille nucléaire (papa-maman-les enfants) est qualifiée de "bourgeoise" et on identifie maintenant sa généralisation à l'essor de la société industrielle depuis la fin du XVIIIème siècle. C'est en gros la doxa qui s'est répandue dans l'opinion suite à une simplification et une vulgarisation de certains travaux scientifiques via les médias ou des chercheurs engagés politiquement.
- Cette institution est donc remise en perspective sur le plan historique et moral, et entre en contradiction avec le libéralisme qui veut émanciper la nature/l'individu de toute contrainte de ce type (sociale, collective, historique, culturelle au sens ethnique et particulier du terme). Je le réduis à sa plus simple expression, le noyau dur, JE SAIS très bien qu'il existe des centaines de sectes libérales et qu'une bonne partie se veulent conservatrices, mais en creusant on en revient toujours à la même logique : ils présenteront cette famille comme quelque chose de voulu par les individus, de "naturel" et voudront la protéger contre les "attaques constructivistes", c'est-à-dire contre un mouvement inscrit dans le devenir et leur paraissant artificiel et passager, émanant toujours de la multitude à l'assaut de l'un, de l'individu. Ils posent simplement différemment le problème, à cause de déterminismes individuels, culturels, mais l'analysent ensuite avec exactement la même logique : défense de l'éternel/du naturel contre le passager/le fruit de la volonté d'un groupe pouvant s'imposer aux autres individus.
- "Pourquoi n'aurai-je pas le droit de me mettre en couple avec Gérard et d'adopter des enfants kényans que nous élèverions avec ses soeurs ?" va finir par se dire une tante quelconque. "J'ai mon droit au bonheur et j'estime qu'il se trouve là. J'ai des libertés inaliénables et naturelles, préexistant à l'ordre social, et celle de vivre avec qui bon me semble me paraît en faire partie, et ne pas être des moindres", ajoute-elle avec ses propres mots. Et là, même les personnes peu libérales sont désarmées, par le relativisme et le perspectivisme, pour défendre ce qui parait tenir de l'artifice et de la coutume. Elles vont se trouver contraintes de chercher des justifications naturalistes, de rattacher ce qui passe à l'éternel (la nature humaine, la nature d'une société, l'essence de la famille, etc.) Exercice toujours périlleux et qui ne tient pas face à n'importe quel sophiste un peu motivé (même les mots et le concepts n'ont de définition que par coutume, ça peut se changer, diront-ils, si ça permet de se rapprocher de la nature, de ce qui est). Le libéral conservateur va devoir défendre le groupe/une institution contre une demande individuelle, et s'il peut le faire jusqu'à un certain point ça le mettra toujours mal à l'aise. Il dira d'ailleurs qu'il n'a rien contre les tantes, ni contre les demandes légitimes de celle-ci en particulier, et s'escrimera à rattacher ça à la problématique de l'Etat qui veut transformer la société civile contre la volonté des individus qui en sont les acteurs pour se faire une contenance. Ultime pirouette : "de toute façon il n'y a qu'à laisser chacun faire ce qu'il veut par contrat en ce domaine", sachant que le gros de la population reste conservateur l'ordre sera sur la forme préservé. Ce sont les renoncements auquel procède la droite parlementaire depuis plus de cinquante ans, vous aurez noté, sur tous les domaines attaqués par la corrosion libérale. Mais elle accroît ainsi à chaque fois sa force en validant ses principes.
- et c'est par là dessus que le poison chrétien (en tant que disposition morale et psychologique) agit pour rendre encore plus inéluctable la dissolution de la société. "Cette tante souffre, c'est évident. On peut améliorer sa condition inférieure en faisant ce qu'elle demande, après tout ce n'est pas grand chose et je pourrai toujours faire ce que je veux de mon côté. En plus je culpabilise vaguement de faire partie de ceux qui lui imposent cette souffrance, en reproduisant un schéma que je n'avais jamais soumis à la critique jusqu'à ce que l'irruption de cet individu au regard différent m'y pousse. Parce que je suis adapté à l'ordre existant, je n'en souffrais pas, mais c'est son cas. Cet ordre peut être réformé pour s'adapter à nos désirs respectifs. Qu'est-ce qui justifierait une telle inégalité entre nous ? Ma liberté s'arrête là où commence..." et ça referme la boucle.