Les censeurs professionnels du christianisme ne l’attaquent pas de l’extérieur. Au nom même de leurs doutes, ils demeurent en terrain disputé. Leurs critiques ont quelque chose des exclamations intempestives d’un analphabète. Ils récitent volontiers les litanies de l’anticléricalisme le plus éculé. (...) Quand le monde va mal, cela prouve plutôt que l’Église voit juste : ce qui justifie son existence, c’est que ses enfants soient des pécheurs et non qu’ils soient sans péché. Quel triste état d’esprit que celui de ces réactionnaires militants de l’irréligion !
os agnostiques s’enferment dans une vallée si étroite qu’ils ne voient plus les hauteurs environnantes. Ils ne sont plus chrétiens mais n’arrivent pas à cesser d’être antichrétiens. Confits dans la mauvaise humeur et l’hostilité mesquine, plongés dans une atmosphère de réaction obsessionnelle, ils regardent toutes choses dans la pénombre de la polémique antichrétienne. Ils vivent encore dans l’ombre de la foi mais n’en voient plus la lumière.
Je soutiens que le meilleur juge du christianisme est sans aucun doute un chrétien et qu’un juge équitable pourrait se trouver chez les confucianistes, le plus mauvais des juges étant l’homme des idées toutes faites, chrétien mal christianisé, agnostique acariâtre, pris dans le tourbillon d’une querelle dont il ne comprend pas les tenants et aboutissants, héréditairement dégoûté d’on ne sait quoi, d’avance fatigué d’entendre ce qu’il n’a jamais entendu. Cet homme-là est incapable de juger le christianisme paisiblement comme le pourrait un confucianiste. Il n’est pas même capable de le juger comme il jugerait la doctrine de Confucius. Il est hors d’état de regarder l’Église comme il regarderait, sous un ciel exotique, une pagode chinoise.
La fondation asiatique du grand François-Xavier, qui allait instaurer l’Église, la dressant comme une flèche de cathédrale au-dessus des cornes des pagodes, fut ébranlée, dit-on, parce que d’autres missionnaires accusèrent ses successeurs d’avoir donné aux douze apôtres des costumes chinois. Il serait mille fois préférable, pourtant, d’habiller les apôtres en Chinois que de les transformer en idoles ou en poupées de jeu de massacre. Si nos censeurs considéraient le christianisme du même œil qu’un étrange culte oriental, les mitres épiscopales leur paraîtraient aussi mystérieuses que les coiffes des bonzes, le rosaire aussi fantastique qu’un moulin à prières et la croix aussi lointaine que la roue de l’éternel retour. À l’anticléricalisme maladif succèderait l’attitude paisiblement objective de l’observateur venu d’une autre planète. Ils se livreraient en philosophes à l’étude impartiale des bonzes plutôt qu’à la dénonciation des méfaits ecclésiastiques. Ils passeraient devant les églises comme devant des pagodes au lieu de camper sous leur porche sans entrer ni prier, incapables de passer leur chemin. En bref, je leur conseille de regarder les douze apôtres comme des Chinois et de rendre justice aux saints chrétiens comme s’ils étaient des sages païens.
Avec ce conseil, je suis parvenu au point essentiel des pages qui suivent, où je veux montrer qu’en faisant un effort sincère pour regarder ces questions en étrangers, nous sommes conduits à voir rigoureusement ce qui nous était annoncé. Comme le voyageur parvenu assez loin pour voir le géant, voit que c’en est un, nous constatons le bien-fondé de la vision traditionnelle. Quand nous serons enfin parvenus à regarder l’Église depuis les confins de l’Extrême-Orient, nous verrons qu’elle est en vérité l’Église du Christ. En un mot, au moment où nous serons enfin impartiaux envers elle, nous verrons pourquoi elle déchaîne la partialité.
G.K. Chesterton, L'Homme éternel, introduction.