Agrégé de mathématiques, j'ai enseigné pendant 17 ans dans un lycée public. Je vous parle pas d'une ZEP, non, un lycée de ville, plutôt bien côté à l'époque; la paye était bonne, c'était proche de mon habitation et j'aimais mon métier d'enseignant; oui pour ça, j'aimais ça : ce qui me plaisait le plus, c'était de voir s'illuminer les yeux des ados quand ils comprenaient un problème ou un mécanisme logique. J'y ai mis mon cœur dans ce métier, j'y ai même mis un peu de mon âme. L'éducation, ça vous gagne vous savez, pour ceux qui connaissent, c'est pas de la technique, c'est de l'humain, et ça, ça en fait un métier unique.
Mais si tout s'arrêtait là, j'aurais signé jusqu'à la retraite, voire même plus si c'était nécessaire. Mais la vérité est plus abrupte, plus sombre, plus triste aussi : la vérité, c'est que j'ai vu en moins de 20 ans, la qualité du matériel humain s'effondrer comme un château de cartes, des gamins devenus imbus d'eux-mêmes, des parents incapables de se faire respecter, odieux avec le personnel enseignant. Et puis un jour, à force de me retenir, j'ai dérapé; oh, pas grand chose, ça aurait pu être pire, mais un jour, j'ai littéralement tarté une gamine. Je ne vous raconterai pas les circonstances de cet incident, non vraiment, je peux pas, j'ai trop honte, même aujourd'hui, plus de 2 ans après.... mais ce que je peux vous dire, c'est que ça a stoppé net ma carrière de prof, cela a été le début d'une source infinie de problèmes, je ne vous parle pas seulement des conséquences administratives, mais aussi de la faille que cela a créé en moi... pour une beigne, c'est une vie remise en cause, ces gamins-là dont je vous parle, ils ont le pouvoir de ruiner votre vie !
Depuis, j'ai refait ma vie professionnelle, ma femme a été mon roc, mais aujourd'hui je sais que le métier d'enseignant est en grave danger, il faut vraiment être motivé, jeune et avoir des nerfs en acier pour ne pas sombrer. Comment peut-on humainement résister au fossé que la société organise entre les parents, les enfants et les professeurs ? cela restera un mystère....
J'ai gardé des contacts avec des anciens collègues, certains sont en dépression, d'autres résistent, à bout de nerfs, poussés toujours plus loin dans leur retranchement. En ce début de mois d'octobre, pour un lycée de 800 élèves, il y a déjà 4 semaines d'attente pour les heures de retenue, le CPE en vient à renoncer à donner les sanctions; pour une insulte à un professeur, l'élève écope d'une remarque verbale, pour des crises de nerfs répétés en cours, on commence seulement à s'inquiéter... et pour vous dire, il faut maintenant 1 surveillant pour 3 élèves en salle de permanence sinon ils arrivent pas à les tenir, du délire je vous dis, du délire !
Parfois, par nostalgie, je repasse devant le lycée, je vois certaines lycéennes, 15 ans, 16 ans tout au plus, elles sont habillées comme des putes, personne ne dit rien; et puis un peu plus loin, on peut voir un groupe de jeunes qui fument des pétards en pleine rue, pendant la récréation, personne ne dit rien; ils appellent cette zone pétard-land, c'est écrit sur le mur derrière eux, mais ça n'inquiète personne...
Je vous dis, ce monde, je l'ai quitté, mais aujourd'hui je réalise que c'était une bonne chose !