Ce sont des intellectuels juifs qui le disent qu'Israël est un fait colonial.
Et puis personne ne veut la destruction d'Israël mais une solution
du problème palestinien qui empoisonne le monde depuis 50 ans.
Dans la revue des temps modernes : le basculement conceptuel de Maxime Rodinson
Bernard Ravenel, vendredi 28 septembre 2007
Dossier 1967 vu de France / Le célèbre article de Maxime Rodinson intitulé « Israël, fait colonial ? » paru dans le numéro spécial de la revue Les Temps Modernes de 1967consacré au « conflit israélo-arabe » a constitué un tournant dans la représentation du conflit israélo-palestinien et en particulier du fait israélien.
Les revues politico-idéologiques sont une caractéristique de la vie culturelle française. Après la libération en 1945, elles fleurissent, répondant à l’attente d’un public cultivé et politisé, avide de penser le monde d’après-guerre pour mieux pouvoir le changer. En même temps le public de ces revues, et donc leur tirage et leur impact, restent plutôt limités. A une exception près : le numéro spécial consacré par Les Temps modernesau conflit israélo-arabe en mai 1967, juste à la veille de la guerre des Six-Jours. L’événement de la guerre en juin a donné immédiatement à ce numéro une actualité exceptionnelle. Ce dossier, de 992 pages, élaboré par l’équipe de Jean-Paul Sartre, était composé de deux ensembles strictement séparés
« les points de vue arabes » et « les points de vue israéliens » - sans la moindre communication entre les deux ensembles.
Un article-événement
Précédant le bloc arabe sans y être intégré, se trouve un article, en quelque sorte introductif, qui devient ce qu’on pourrait appeler un « article-événement », un peu comme le célèbre « J’accuse » de Zola dans l’affaire Dreyfus paru dans le quotidien L’Aurore. Cet article - 80pages- intitulé « Israël, fait colonial ? » est signé Maxime Rodinson. Bientôt traduit en arabe et en anglais, il a constitué à lui seul un corpus historique et théorique qui a fondé l’engagement politique de toute une génération en faveur des droits des Palestiniens. L’impact est si fort qu’au début des années 70, la pensée de Maxime Rodinson, en particulier sur le sionisme, a dominé la scène intellectuelle. Maxime Rodinson fut choisi par l’Encyclopaedia Universalis pour rédiger l’article consacré au sionisme .
Quatorze ans après, à l’occasion d’une republication de l’article des Temps Modernes dans un recueil de textes dans « la petite collection Maspero » , Maxime Rodinson rédige une brève introduction. Après avoir modestement rappelé que cet article avait eu « quelque influence », il revient sur le sens profond de sa contribution. Il rappelle d’abord qu’il a voulu répondre à une question bien précise posée par la rédaction : Israël peut-il être considéré comme un phénomène de type colonial ou non ? « Dans les dernières lignes seulement de mon article », précise l’auteur, « j’esquisse un début de réponse à la question conséquente : quel avenir doit-on recommander pour une formation coloniale de ce type ? »
Il est difficile de synthétiser la substance de l’article. Peut-être peut-on en rappeler la conclusion : « Je crois avoir démontré dans les lignes qui précèdent que la formation de l’Etat d’Israël sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo- américain des XIXe et XXe siècles pour peupler ou dominer économiquement et politiquement les autres terres. Il s’agit d’ailleurs d’un diagnostic évident et je n’ai employé tant de mots pour l’énoncer que par la faute des efforts désespérés qu’on a multipliés pour le dissimuler. Il s’agit là de faits. Pour ce qui est des termes, il me semble que celui de processus colonial convient fort bien, étant donné le parallélisme évident avec les phénomènes qu’on s’accorde à nommer ainsi. »
La référence aux efforts désespérés pour dissimuler ce diagnostic est claire : c’est toute la narration sioniste de la fondation de l’Etat d’Israël, distillée dans tous les canaux possibles de la production culturelle et journalistique en France en particulier, qui est visée. Quant à l’esquisse de réponse sur l’avenir, Maxime Rodinson se limite à affirmer qu’il n’y a pas de solution révolutionnaire -au sens de révolution sociale- au problème israélo-arabe. Il laisse percer une inquiétude : que la seule issue à la situation créée par le sionisme soit la guerre.
La réaction fut exacerbée. Comme il le dit lui-même, « fus confirmé dans mon rôle satanique de traître à une communauté à laquelle on me faisait un devoir d’appartenir et de manifester ma solidarité, jusque dans les options les plus détestables des plus aveuglés de ses dirigeants. » .
1969-1998 : l’approfondissement de la réflexion
Dans les années suivantes, Maxime Rodinson approfondira la problématique lancée en 1967, en particulier sur la nature de « l’entité juive israélienne » et en conséquence sur la nature de la solution de conflit. En 1969, il s’interroge sur la pensée théorique arabe, différenciant l’apport palestinien de l’apport arabe en général. Dans un article publié dans la revue Economie et Humanismeet consacré aux « Visions arabes du conflit israélo-arabe », il conclut ainsi son essai : « Le mouvement palestinien acquiert une connaissance de plus en plus approfondie et affinée de son ennemi. Il s’efforce aussi de le désagréger de l’intérieur. Armé de cette connaissance, et dans la recherche de formules capables de séduire au moins une partie des Israéliens, il est possible que certains de ses éléments en viennent à réviser plus ou moins leur vision de l’entité juive comme communauté religieuse de type moyenoriental ou les éléments de leurs programmes et de leurs conceptions entachés par cette vision. Peut-être la considéreront-ils un jour comme une ethnie et en tireront-ils les conséquences logiques. Certains indices - fort ténus il faut l’avouer - vont dans ce sens. On s’acheminerait ainsi peut-être - mais beaucoup dépend du contexte politique général en fonction des rapports de forces, vers des perspectives plus réalistes et aussi plus agréables à l’observateur soucieux de justice et de paix. En tout cas, toute solution qui n’irait pas dans le sens d’une coexistence égalitaire des ethnies en présence heurterait violemment la conscience collective arabe (car l’inégalité, dans les circonstances présentes, ne pourrait être qu’au détriment des Arabes) et aurait peu de chance d’être durable. »
Ainsi, le concept mis en avant pour caractériser l’entité juive israélienne est celui d’« ethnie ». Dans un article précédent, écrit en 1959, consacré au nationalisme arabe, Maxime Rodinson avait alors employé et développé le concept d’« ethnie arabe » . Désormais, il pressent que le mouvement palestinien, se dégageant de la pensée arabe dominante, est sur le point de considérer l’entité juive israélienne, non plus seulement comme une communauté religieuse mais plutôt comme une « ethnie ». Il y décèle des indices dans ce sens : publication par l’Institut d’Etudes Palestiniennes à Beyrouth des contributions israéliennes du numéro des Temps modernes sans même publier les contributions arabes considérées comme n’apportant rien de nouveau ; analyses et positions politiques du nouveau mouvement palestinien qui vient de se créer, le Front démocratique et populaire de libération de la Palestine (FDPLP). Ce mouvement, dirigé par Nayef Hawatmeh, soucieux de donner à ses militants une formation approfondie, a initié une analyse du fait israélien qui va aboutir à poser la question fondamentale : celle concernant l’existence ou non d’une nationalité israélienne .
En 1979, dans un essai publié dans un recueil italien et écrit à la mémoire de Waël Zu’ayter, représentant de l’OLP en Italie et assassiné par le Mossad en 1972(le premier de la « liste Golda », juste avant Mahmoud el-Hamchari en France), Maxime Rodinson précise sa conception du fait israélien : « Le sionisme a été un choix historique, inscrit depuis longtemps dans les faits, et il n’est plus question de remettre en cause le résultat auquel il est arrivé, la nation israélienne, même si ses fruits amers peuvent permettre de douter pour le moins de la sagesse du dit choix. Mais le refus obstiné de comprendre et de reconnaître que ses conséquences ont apporté à d’autres - les Palestiniens au tout premier chef - un désastre immotivé (comme le reconnaît maintenant le monde entier) est une erreur fatale. »
En 1998, un peu plus de trente ans plus tard, la revue Confluences Méditerranée eut l’idée d’interviewer Maxime Rodinson sur son article. Avec le recul du temps, sa position est claire : « Mon article n’a pas tellement vieilli, surtout si l’on en reste aux bases de l’analyse. En ce qui me concerne, je suis resté fidèle à ce que je disais alors et je crois que ce qui s’est passé depuis n’a pas démenti ce que je disais en 1967, malheureusement. » Concernant le bilan de la politique menée par les différents gouvernements israéliens depuis 1967, le jugement est sévère : « Il y a des éléments de continuité et des éléments de différence. La continuité, c’est que, malgré tout, aucun gouvernement n’a renoncé au principe de la légitimité absolue de l’installation d’Israël sur ces terres-là. Certains Israéliens isolés l’ont dit, mais aucun gouvernement ou aucun mouvement politique. Ils ont toujours considéré qu’ils étaient là par droit divin ou droit historique. C’est pour cette raison que j’ai toujours dit que le premier geste que l’on peut demander à un gouvernement israélien, c’est qu’il reconnaisse le tort fait aux Palestiniens. Tant qu’ils ne le disent pas, on ne peut rien espérer. Quant aux Arabes, ils ont, eux, souvent admis le droit à l’existence d’Israël. »
Finalement, à partir de l’article des Temps Modernes, Maxime Rodinson, tout à la fois historien, sociologue et philosophe politique, aura été le grand penseur en France de la question palestinienne en même temps que de la question juive israélienne. Il aura fixé pour longtemps le cadre qui permet de penser les conditions théoriques d’une solution politique possible et souhaitable du conflit israélopalestinien. Mais son scepticisme et son inquiétude (sur la guerre possible comme « issue »…), exprimés dès 1967, restent eux aussi d’une actualité tragique.
Bien entendu, cet article fit l’objet d’une campagne acharnée et par la suite, dans une édition nouvelle, l’article de Rodinson était remplacé par celui d’Alain Dieckhoff, historiquement assez complet mais idéologiquement a-critique. Dans la bibliographie qui le suit, Maxime Rodinson n’est même pas cité. L’article initial de Rodinson dans l’Encyclopaedia Universalis a été reproduit intégralement dans le Cahier de formation n°7 de l’AFPS : « Les fondements historiques du sionisme politique ».
Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ?, Paris, Maspero, 1981.
Op.cit. p.155
Op.cit. p.361.
Maxime Rodinson, « Le marxisme et le nationalisme arabe », dans Voies nouvelles N° 8, avril 1959.
Sur ce débat crucial, voir Alain Gresh, OLP, histoire et stratégies, SPAG Papyrus, Paris 1983
pp.63-65.
Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ? Maspero, Paris, 1981, p.326. Dans la même page l’auteur parle d’une « ethnie nouvelle (israélienne de souche juive) dotée d’une structure politique propre ».
Confluences Méditerranée, n°26, octobre 1998.