Katou me demande de faire des commentaires sur ce qu'elle poste, mais elle n'est pas capable d'expliquer pourquoi elle choisit d'exposer ici tel passage etc.
Alors je vais compléter avec quelques autres paragraphes de Jacques Maritan "oeuvres complètes" (dont est extrait ton texte).
Ce droit royal du Christ sur les sociétés, le pouvoir civil est tenu de le reconnaître ; la cité terrestre elle-même le postule en vertu d’une exigence interne. Elle est ordonnée en effet à un bien commun temporel qui est le totum bene vivere de l’homme ici-bas, c’est-à-dire à une fin matérielle sans doute mais aussi et principalement morale : vivre selon la vertu. Et comme la droite vie humaine ici-bas suppose elle-même l’ordination de l’homme à sa fin dernière qui est surnaturelle, et ne peut être obtenue que par le Christ, on voit que le bien lui-même de la cité doit être ordonné à cette même fin dernière surnaturelle qui est celle de chaque homme en particulier ; la société civile doit poursuivre le bien commun temporel selon qu’il aide les hommes à obtenir la vie éternelle ; le politique lui-même, pour être ce qu’il doit, demande que le spirituel prime le politique, que l’ordre au salut éternel prime l’ordre aux biens d’ici-bas ; la cité n’est pas vraiment servie si Dieu n’est pas premier servi.
N’oublions pas maintenant que le Seigneur n’a pas voulu, si j’ose ainsi parler, sauver les hommes à lui tout seul. Il a voulu associer à son œuvre ceux qu’il s’est choisis, se continuer sur la terre par l’Église, son Corps mystique, qu’il a chargée d’achever par lui, avec lui et en lui « ce qui manque à sa passion ». « L’Eglise, disait Bossuet, c’est Jésus-Christ, mais Jésus-Christ répandu et communiqué ».
Il est la tête invisible du Corps de l’Église. « La tête, dit saint Thomas, exerce une double influence sur les membres : une influence intérieure, car la tête transmet aux autres membres la puissance de se mouvoir et de sentir ; et une influence de gouvernement extérieur, car par la vue et par les autres sens dont elle est le siège, la tête dirige l’homme dans ses actes extérieurs ». A ces deux influences, on peut rattacher le double pouvoir d’ordre et de juridiction transmis à l’Église ; le premier, qui intéresse l’économie sacramentelle, étant surtout une participation au sacerdoce du Christ, le second, qui intéresse la direction du corps mystique par l’enseignement de la doctrine et par des lois, étant une communication de sa royauté spirituelle. Vicaire du Christ, Tête visible de l’Eglise, le Pape a reçu de lui, avec la souveraineté spirituelle universelle, le plus haut degré possible ici-bas de cette royauté. C’est pourquoi Boniface VIII a pu définir, dans la bulle Unam Sanctam, que toute créature humaine est soumise au Pontife romain.
Nier la royauté spirituelle de l’Église, c’est donc nier la royauté spirituelle du Christ. Il est très frappant de constater que l’encyclique du Christ-Roi est ainsi, en vertu d’une nécessité logique manifeste, celle qui, reprenant et accentuant les enseignements de l’encyclique Ubi Arcano, flétrit avec le plus d’énergie le laïcisme, cette « peste qui infecte la société humaine ». Elle en retrace les origines et les progrès, en décrit les effets désastreux. On peut remarquer à ce point de vue que cette séparation d’avec le Christ résulte de la longue revendication d’aséité que la créature humaine poursuit depuis plus de trois siècles, et qui s’est traduite dans l’ordre moral, social et politique par le vœu de n’obéir qu’à soi-même formulé par Rousseau et par Kant. Mais dans la mesure où l’on s’affranchit du Christ, on entre sous les influences du diable, chef de l’église du mal. Cherchée hors du Christ, l’unité de l’homme, d’abord utopique et idéaliste dans sa phase de préparation et de désir, devient à la fin, dans sa phase de réalisation positive, l’effet d’une violence absolue imposée à l’homme et d’un despotisme antihumain. L’impérialisme bolchevique, avec son effort d’expansion mondiale, paraît annoncer l’époque où ne seront plus en présence que l’universalisme de l’Antéchrist et l’universalisme du Christ.
Dans la pensée d’un saint Bernard et d’un saint Thomas d’Aquin, la doctrine des deux glaives avait une autre signification. Elle signifiait que l’Église a le glaive temporel en ce sens seulement qu’on est dit avoir ce dont on peut diriger l’emploi. Elle n’use pas elle-même du glaive temporel, à ce point de vue elle le garde au fourreau. Mais il convient qu’elle dirige, en vue de la fin dernière surnaturelle à laquelle la fin temporelle de la cité est subordonnée, ceux qui ont ce glaive entre les mains. « Un glaive est sous l’autre », le glaive spirituel, peut et doit commander au glaive temporel ratione peccati, non pas en raison du bien temporel lui-même à procurer, mais en raison du péché à dénoncer ou à éviter, en raison du bien des âmes, de la liberté de l’Église, et des intérêts supérieurs, d’ordre spirituel, dont celle-ci a la charge. Il ne s’agit plus là d’un pouvoir distinct du pouvoir spirituel. C’est le pouvoir spirituel lui-même, c’est le glaive spirituel atteignant les choses du siècle en raison des intérêts éternels qui y sont investis. Et ce glaive-là n’est pas au fourreau. Dans le Christ, ce pouvoir d’intervention sur le temporel, en raison, non du temporel lui-même, mais du spirituel, « ne fait qu’un avec la royauté spirituelle, car il est à son service et pour ainsi dire son instrument. Ubi est unum propter alterum, disait déjà Aristote, ibi tantum unum esse videtur. Aussi n’est-ce pas sans raison que les anciens théologiens donnaient à ce pouvoir le nom d’instrumental. Christus secundum quod homo, écrit Bannez, habuit instrumentalem potestatem dominii universalis circa omnia temporalia ». Dans 1’Eglise du Christ, ce pouvoir est une participation à la royauté spirituelle du Christ. Pierre ne le possède que parce que le Christ le lui a transmis comme à son ministre ici-bas, avec les clefs du royaume des cieux.
Ainsi entendue la doctrine des deux glaives, si célèbre au moyen âge, n’est autre que la doctrine de ce qu’on devait appeler plus tard le pouvoir indirect de l’Église sur le temporel. Elle affirme, avec la distinction des deux pouvoirs, enseignée déjà au Ve siècle par le pape Gélase et si nettement rappelée par Léon XIII, la subordination de l’un à l’autre. Elle affirme donc le droit pour le pouvoir spirituel d’intervenir, soit par des conseils, soit par des ordres, auprès du pouvoir temporel, non pas sans doute dans le domaine purement temporel (c’est-à-dire lorsqu’aucun intérêt spirituel spécialement grave n’est engagé), mais dans le domaine « mixte », c’est-à-dire chaque fois qu’une disposition temporelle quelconque, ou un mode d’activité temporelle quelconque, se trouve engager d’une façon assez grave les intérêts du spirituel : étant bien compris, ce qui est l’évidence même, qu’il n’y a pas seulement des matières « mixtes » par nature, mais que n’importe quelle catégorie d’œuvre temporelle, si elle devient par exemple l’occasion d’un danger de déviation spirituelle, peut entrer dans le domaine « mixte » ; et qu’il appartient à l’Église seule et à son Chef d’en juger avec autorité, et de déterminer ainsi, en chaque cas particulier, l’étendue de l’application du pouvoir indirect. Ce pouvoir, qu’il faut envisager dans la lumière du mystère surnaturel de l’Église, et de sa maternité universelle, peut aller jusqu’à déposer des rois qui deviendraient un péril pour la foi de leurs sujets, ou à casser et annuler des lois injustes portées par le pouvoir civil. Non seulement il a été exercé de fait par l’Église, mais à plusieurs reprises, en particulier dans le Syllabus, en condamnant les erreurs du libéralisme, elle a enseigné de la façon la plus nette qu’il fait partie de ses droits imprescriptibles. Il se rattache, nous l’avons vu, à la royauté spirituelle du Christ. Et ainsi, quand on tient compte de la prodigieuse mémoire de l’Église, et des perspectives éternelles où elle exige que l’on se place pour considérer ses actions, on voit quel lien profond, traversant les siècles, unit l’encyclique du Christ-Roi aux actes où le pouvoir indirect fut affirmé avec le plus d’éclat, aux grands enseignements des Papes du moyen âge, et de ce saint Grégoire VII à qui nous devons le plus consolant exemple de victoire de l’esprit sur le despotisme : Canossa.
Saint Thomas d’Aquin, De Regimine principum, lib. I, c. 14.
Ibid.
Saint Paul, Colos., I, 24.
Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., III, 8, 6.
Cf. Ch.-V, Héris, article cité.
Cf. Saint Thomas d’Aquin, Sum. theol., III, 8, 7 : « Diabolus est caput omnium malorum ».
« Habet spiritualem tantum, quantum ad executionem ; sed habet etiam temporalem quantum ad ejus jussionem. » Saint Thomas d’Aquin, in IV. Sent., Dist. XXXVII, expos. textus. (Cf. Jean Rivière, Le Problème de l’Église et de l’État au temps de Philippe le Bel, Introduction.)
Boniface VIII, Bulle Unam Sanctam.
Ch.-V. Héris, art. cité. Ce pouvoir instrumental ressortissant à la royauté spirituelle est tout autre chose, comme le remarque très justement l’auteur, que la royauté temporelle elle-même, dont il a été question plus haut.
Encyclique Studiorum ducem.
Quant au passage que tu mets toi-même en gras sans explication, je remets ce que j'avais posté dans les pages précédentes :
J'ai mis dans le lien 3 pages, dont la deuxième page où il est question d'une analyse du passage de Jean où Pierre coupe l'oreille de l'esclave du grand prêtre.
Jésus demande de remettre le glaive dans son fourreau mais Pierre reste autorisé à porter ce glaive. Saint Bernard explique ainsi que l'Eglise détient l'autorité suprême (l'autorité spirituelle) mais ce n'est pas à elle de faire appliquer le pouvoir temporel en direct.
http://www.scribd.com/doc/93197261/Sans-nom-2#