Le Coran en question
Pour les musulmans, le Coran est la parole "incréée" de Dieu, une révélation dictée en direct dans un arabe "inimitable". Mais des découvertes récentes remettent en cause ce dogme : le texte aurait connu des évolutions dans le temps, ce qui implique une lecture historique, jugée sacrilège par l'islam fondamentaliste.
Sanaa, capitale du Yémen, abrite en ses murs l'un des plus anciens monuments de l'islam : Jama'a al-kabir, la grande mosquée. En 1972, au cours de travaux de restauration, des ouvriers trouvent dans les combles une sorte de cachette, ce qu'on appelle une "tombe de papiers". La tradition juive connaît bien cette pratique qui consiste à "ensevelir" dans une guenizah des textes religieux dont on n'a plus l'usage, mais qu'on ne peut détruire en raison de leur caractère sacré. La "tombe" de Sanaa renferme un amas de vieux parchemins, rongés par le temps et les rats.
Le président des Antiquités yéménites parvient à convaincre un universitaire allemand, le Dr Gerd-Rüdiger Puin, de s'y intéresser. Celui-ci découvre qu'il est en présence de manuscrits arabes du Coran parmi les plus anciens connus. Il obtient le droit d'en tirer des microfilms, malgré les réticences de ses hôtes. Car, entre-temps, les autorités du Yémen ont mesuré l'importance de la découverte. Et ne souhaitent pas que le contenu des manuscrits soit révélé au grand public. Le Dr Puin soupçonne les Yéménites d'avoir volontairement exposé à la lumière ses microfilms, pour les rendre inutilisables. Les pellicules sont voilées, mais encore lisibles.
Quelle inavouable vérité renferment donc les manuscrits de Sanaa ? Pour le Dr Puin, ils constituent la preuve que le texte coranique a connu des "évolutions". Bref, qu'il a une histoire. Et cette hypothèse n'est tout simplement pas admissible pour l'islam sunnite. Aux yeux des musulmans, le Coran que nous connaissons aujourd'hui est la parole "incréée" de Dieu. Il est rédigé en "arabe pur" et son style est "inimitable". Dans le langage de l'Arabie des tribus, la révélation se dit al-tanzil, "la descente": c'est le même mot que les nomades emploient pour désigner l'averse brutale, qui fait reverdir la terre en quelques heures. Le Coran est en quelque sorte le "Verbe de Dieu" descendu sur la Terre. Au point que l'Encyclopédie de l'islam (Brill) peut avancer cette comparaison : "L'équivalent le plus proche dans la foi chrétienne du rôle joué par le Coran dans la foi musulmane n'est pas la Bible, mais le Christ."
Dans son bureau de l'université de Sarrebruck, Gerd Puin compare patiemment le fac-similé des manuscrits yéménites avec un exemplaire de la version officielle du Coran, acheté au Caire. Le livre saint, tel qu'il se présente dans l'édition de référence, n'est accompagné d'aucune variante. Le texte est entouré d'un cadre enluminé qui indique clairement son statut privilégié. Au contraire, les feuillets de Sanaa sont couverts d'une écriture rudimentaire et sans fioritures. "Il s'agit, explique le Dr Puin, d'un Coran de style hedjazien, qui correspond à la graphie en vigueur à la fin du VIIe siècle dans le Hedjaz, la région de La Mecque et de Médine." Le manuscrit daterait de 680 environ, sous la dynastie des Omeyyades de Damas (661 à 750).
L'écriture hedjazienne est dite "défective". Elle ignore la notation des voyelles brèves, qui n'apparaîtra que bien plus tard. Mais surtout, elle ne comporte pas de signes diacritiques : ces points situés au-dessus ou au-dessous des lettres, qui permettent de différencier par exemple le "b", le "n", le "y" et le "t". Ce qui signifie que le manuscrit présuppose une tradition orale qui permette de le déchiffrer. Souvent aussi, la voyelle longue alif fait défaut. "Ainsi, le mot ql sans alif peut se traduire par 'dis !' ou 'il disait'", précise le Dr Puin.
En comparant les manuscrits avec la vulgate du Caire, l'universitaire allemand relève une dizaine de variantes par page, mais qui ne sont "pas significatives". La découverte qui l'enthousiasme le plus est un palimpseste : un manuscrit sous l'écriture duquel apparaît nettement un autre texte, effacé par lavage. "Ce texte est également un passage du Coran, écrit dans le même style archaïque. Il est malheureusement impossible de le déchiffrer. Sans doute s'agit-il du plus ancien texte coranique connu. Pourquoi l'a-t-on 'lavé' ? Peut-être simplement parce que son contenu n'était plus admissible..."
Face à l'hypothèse soulevée par Puin, que dit la tradition islamique, la Sunna, qui rassemble les faits et dires attribués au Prophète (les hadith) ? Vers 610, Muhammad ibn'Abdallah (Mahomet), un orphelin de la tribu des Qouraychites, reçoit la visite d'un mystérieux messager, tandis qu'il passe la nuit dans une grotte du mont Hira, près de La Mecque. L'apparition surnaturelle, qui affirme être l'ange Gabriel (Jibril), lui dicte ce qui deviendra la sourate 96, "Le caillot de sang": "Lis !" (ou encore "récite" ou "prêche", selon les traductions). "Lis ! Au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l'homme d'un caillot de sang..." La révélation qui débute par ces mots s'étalera sur vingt-trois ans, à La Mecque, puis à Yatrib (Médine), jusqu'à la mort du Prophète en 632.
Mahomet était-il illettré ? La question a longtemps divisé les orientalistes. La plupart des musulmans le tiennent pour certain, dans une perspective apologétique : c'est pour eux la preuve que le "prophète des illettrés" n'a pu tirer son message d'aucun livre, mais de Dieu seul. On est sûr, en tout cas, que le Prophète n'a pas écrit lui-même le Coran. La tradition islamique nous le représente dictant les sourates, à mesure de leur révélation, à ses proches qui les gardent fidèlement en mémoire, ou à des scribes, qui écrivent sur "des morceaux de cuir, des tessons de poterie, des nervures de palmes et des omoplates de chameau".
Trois mises en forme successives (ou "collectes") du texte coranique auraient eu lieu après la mort du prophète. Pour que le texte sacré ne s'efface pas des mémoires, le premier calife Abou Bakr (632 à 634) aurait chargé Zaïd ibn Thabit, un scribe de Mahomet, de rassembler par écrit tous les fragments de la révélation, ceux tracés sur des supports solides et ceux gravés dans la mémoire des premiers compagnons. Une deuxième collecte aurait eu lieu sous le calife Othman (644 à 656). Frappé par les divergences dans la récitation du Coran, celui-ci aurait décidé de fixer une fois pour toutes une vulgate officielle, à partir des "feuilles" d'Abou Bakr. Puis il aurait donné l'ordre iconoclaste de brûler ou de détruire tous les manuscrits et matériaux antérieurs. Une dernière mise en forme aurait été effectuée par al-Hajjaj, gouverneur d'Irak sous le règne du calife omeyyade Abd-al-Malik (685 à 705). Elle aurait consisté en une homogénéisation de l'orthographe.
Toutes ces données transmises par la tradition ont été acceptées, à quelques réserves près, par des orientalistes comme Régis Blachère. Aujourd'hui, les spécialistes non musulmans qui travaillent sur le Coran sont beaucoup plus circonspects. Leur principal argument est qu'il n'existe aucun manuscrit antérieur à la fin du VIIe siècle, soit une cinquantaine d'années après la mort du prophète. La tradition islamique assure pourtant que le calife Othman fit réaliser des copies de sa vulgate et les expédia dans les principales villes de l'empire : à La Mecque, Bassora, Coufa et Damas. Or aucun de ces Corans "othmaniens" n'a été retrouvé. "On n'a pas de preuves archéologiques que le Coran existait dès cette époque", tranche Gerd Puin, qui situe la mise en forme du Coran "après Othman".
François Déroche, paléographe et pro*****ur à l'Ecole pratique des hautes études, veut bien apporter crédit à une première mise en forme du texte coranique sous le premier calife Abou Bakr. Mais il met en doute la réalité d'une fixation définitive sous le calife Othman, pour des raisons qui tiennent à la graphie des manuscrits : "La tradition islamique affirme que le calife a voulu fixer le texte afin d'éviter les divergences dans sa récitation. Or l'écriture hedjazienne, trop imparfaite, ne permet pas d'empêcher ces divergences. Au mieux, elle offre un support minimal, un texte consensuel acceptable par les différents lecteurs."
Jacqueline Chabbi avance, pour sa part, que le Coran a été mis par écrit sous le calife Abd-al-Malik, à Damas, à l'aube du VIIIe siècle. Cette universitaire, qui enseigne les origines de l'islam à Paris-VIII, a publié en 1997 un livre décapant, Le Seigneur des tribus (Noêsis). "Avec l'empire des Omeyyades, la religion de Mahomet bascule dans un autre monde, explique-t-elle. Elle accompagne le développement d'un Etat dans lequel l'écriture devient prédominante. Un 'Coran musulman' est ainsi mis par écrit, à partir de fragments d'oralité conservés dans les mémoires. Dans les siècles suivants, la tradition islamique couvrira d'un luxe de détails les origines de l'islam et reconstituera un passé fictif. Si nous prenons la figure de l'ange Gabriel, le messager de la révélation si présent dans la tradition postcoranique, nous constatons qu'elle est quasiment absente du Coran : elle ne fait l'objet que de trois mentions, dans des passages tardifs."
A la façon d'un restaurateur qui enlève les vernis d'une toile pour mettre au jour les couleurs d'origine, Jacqueline Chabbi s'est attelée à retrouver la religion de Mahomet, "l'islam des tribus". "Le Coran des tribus est un texte qui se forge dans l'adversité. Mahomet a connu le destin tragique de l'inspiré, celui qui continue seul contre tous, même lorsqu'il est banni de sa ville natale. Le livre que nous connaissons aujourd'hui a gardé la t**** de ces polémiques. C'est une oralité désordonnée et foisonnante, dans laquelle la parole adverse, les insultes et les objections sont conservées pour mieux les retourner et les contredire bruyamment."
L'historienne reproche ainsi aux traducteurs d'avoir affadi le texte coranique. Science et foi appartiennent à deux registres différents, précise-t-elle : "Les chercheurs n'ont pas à se poser la question théologique de savoir si le Coran est ou non d'essence divine." Malgré ces précautions, les spécialistes qui travaillent sur les textes coraniques savent bien que leurs travaux susciteront l'hostilité de beaucoup de croyants. Pourtant, une poignée de penseurs musulmans commencent à poser les bases d'une lecture "moderniste" du Coran.
Un petit livre paru en 2000 commence timidement à faire son chemin : Le Coran est-il authentique ? (éditions Sfar). Livre impie pour les uns, ouvrage de bonne vulgarisation pour les autres. A la sulfureuse réputation du livre s'ajoutent les zones d'ombre qui entourent son auteur. Mondher Sfar, universitaire tunisien au passé marxiste, est aussi l'auteur de trois articles négationnistes, publiés au début des années 1990 dans la Revue d'histoire révisionniste : il s'y livre à une analyse aussi délirante que consternante du "mythe" des chambres à gaz. Son livre sur le Coran vaut mieux que ses élucubrations passées. Non que ses arguments soient nouveaux : il ne fait que citer certaines données de la tradition islamique, et s'appuie sur les travaux de l'école allemande des orientalistes, initiés par Theodor Nöldeke et prolongés en France par Régis Blachère. Son originalité est d'opérer une synthèse de ces données dans une perspective de croyant.
Mondher Sfar rappelle que la tradition fait état de variantes, d'omissions ou d'interpolations dans la rédaction du Coran, et cela déjà du vivant du Prophète. Ainsi, un hadith mentionné par le célèbre commentateur Boukhari rapporte l'anecdote suivante : "Le Prophète, ayant entendu quelqu'un réciter le Coran à la mosquée, dit : 'Dieu fera miséricorde à cet homme, car il m'a rappelé tel et tel verset qui m'ont échappé dans telle et telle sourate'." Une autre fois, c'est un compagnon du Prophète, le futur calife Umar, qui se flatte d'avoir été à l'origine d'une révélation : "J'ai dit : 'ô apôtre d'Allah, des gens bien et des gens moins bien fréquentent tes femmes. Si tu leur ordonnais de se voiler ?' Alors, le verset du voile est descendu."
L'auteur insiste sur le rôle des scribes qui entouraient Mahomet. Là encore, la tradition islamique leur accorde une importance prépondérante dans la mise en forme du Coran. Un personnage comme Ibn Abi-Sahr, qui finira par apostasier l'islam, se flatta même d'avoir noté "miséricordieux" et "absoluteur", là où le prophète dictait "sage" et "puissant". Dans l'Arabie du VIIe siècle, la notion d'authenticité littérale n'a pas le sens que nous lui donnons aujourd'hui : "Le couple prophète/scribe est le cadre originel habituel de la pratique scripturaire orientale : chacun remplit sa fonction et le produit de leur collaboration n'en est que plus authentique."
Sans remettre en cause son origine divine, Sfar avance que le Coran est une copie imparfaite d'un archétype céleste, un livre (kitab) qui se trouve auprès de Dieu. Il en conclut que Mahomet "n'a pas reçu la révélation selon le mode de la dictée, mais selon le mode de l'inspiration". L'universitaire affirme hardiment que le Coran présente "une évolution et des variations dans le temps" : "Cette histoire n'a été possible que parce que la nature de la rédaction du texte qui deviendra le Coran empruntait les voies de l'élaboration, de la composition, de la stylisation et de la rectification." Et l'auteur de conclure en regrettant que "la critique historique du texte coranique ait pris un retard d'un siècle et demi par rapport aux travaux qui ont exposé les textes bibliques à la lumière de l'histoire humaine".
(Le Monde, 07 septembre 2001)