"Marine Le Pen est-elle d'extrême droite ?".
Par Nicolas Lebourg, chercheur, spécialiste de l'extrême droite
Suite à son périple autrichien, Marine Le Pen a été confrontée à des accusations de complaisance envers le nazisme, auxquelles elle a répondu par la condamnation des "totalitarismes" quels qu'ils soient. Dans le même temps, Nicolas Sarkozy testait à son encontre une nouvelle critique : Marine Le Pen ferait " une campagne d'extrême gauche ". Face à une telle confusion des termes, il importe de remettre du sens dans les mots. Sans procès d'intention ni amalgame, il faut repréciser que Marine Le Pen appartient pleinement à la famille politique de l'extrême droite, et pour cela définir ce terme et son histoire.
D'où vient l'extrême droite? Dès le début du XIXe siècle sont en place les qualificatifs politiques : extrême droite, droite, etc. Cependant, ils correspondent surtout à la vie parlementaire : jusqu’à la Première guerre mondiale, les citoyens ne se classent guère eux-mêmes sur l’axe droite-gauche.
Le mot extrémiste n’apparaît dans le débat public français qu’en 1917, la presse française l’utilisant pour fustiger les bolcheviques qui viennent de prendre le pouvoir en Russie. C’est seulement en réaction à "l’extrême gauche" que l’on va se mettre à désigner "l’extrême droite". Ensuite, l'opposition, soit au communisme soit au fascisme, cristallise la conscience de soi de chaque camp.
Donc, dans la formation même de l’usage du mot se trouvent quelques idées notables : le conservatisme, la réaction au communisme, la révolution entendue comme moyen de rétablir l’ordre. Par ailleurs, dès l'origine, le terme a une connotation péjorative, ce qui explique que nul ne s'en revendique jamais. Ainsi, au début des années 1980 quand on demandait à Jean-Marie Le Pen pourquoi il ne se revendiquait pas de cette étiquette, il répondait fort à propos : " il faut le reconnaître : l’extrême droite sent le souffre".
Comme pour tout champ politique, il importe de rappeler que le singulier est une illusion : il y a des extrêmes droites. En particulier, après 1918 se forme la division entre une extrême droite réactionnaire et une autre radicale, révolutionnaire, qui souhaite l'émergence d'un homme nouveau. Si ce distinguo est globalement admis, le débat entre spécialistes n'a jamais permis de dégager une définition internationalement admise de "l'extrême droite".
Il existe toutefois des traits communs qui couvrent le spectre de l'extrême droite sans aboutir ni à indifférencier ses composantes, ni à amalgamer l'extrême droite avec d'autres camps politiques.
Le cœur de la vision du monde de l'extrême droite est l'organicisme, c'est-à-dire l'idée que la société fonctionne comme un être vivant. Les extrêmes droites disposent d’une conception organiciste de la communauté qu’elles désirent constituer (que celle-ci repose sur l’ethnie, la nationalité ou la race), qu’ils affirment vouloir reconstituer. Cet organicisme implique le rejet de tout universalisme au bénéfice de l'altérophobie (la crainte de "l'autre") et de l’autophilie (la valorisation du "nous"). Les extrémistes de droite absolutisent ainsi les différences (entre nations, races, individus, cultures). Ils tendent à assimiler celles-ci à des inégalités, ce qui crée chez eux un climat anxiogène quant à leur volonté d’organiser de manière homogène et sécurisée leur communauté.
L’utopie est donc celle d’une "société fermée" assurant une renaissance communautaire. Les extrêmes droites récusent le système politique en vigueur, dans ses institutions et dans ses valeurs (libéralisme politique et humanisme égalitaire). La société leur paraît en décadence et l’État aggraver ce fait : elles jouissent en conséquence d’une mission perçue comme salvatrice. Elles se constituent en contre-société et se présentent en tant qu’élite de rechange. Leur fonctionnement interne ne repose pas sur des règles démocratiques mais sur le dégagement des "élites véritables". Leur imaginaire renvoie l’Histoire et la société à de grandes figures archétypales (âge d’or, sauveur, décadence, complot, etc.) et exalte des valeurs irrationnelles non matérialistes (la jeunesse, le culte des morts, etc.). Enfin, elles rejettent l’ordre géopolitique en état.
Malgré leur divergences, les Le Pen fille et père se rattachent au même courant interne de l'extrême droite : celui du national-populisme. Ce dernier constitue la tendance la plus classique de l'extrême droite en France depuis la vague boulangiste (1887-1889). Si nous avons déjà eu l'occasion dans cette chronique d'évoquer la nature du national-populisme (en particulier dans cet article sur la définition du "populisme") il importe d'y revenir par rapport à ce débat sur la qualification de Marine Le Pen.
Le national-populisme est installé dans notre vie politique depuis 130 ans. Il n’y a donc pas de sens à le renvoyer à l’image du IIIe Reich, et aucun sens à dire qu’on va l’éliminer par une formule incantatoire. Il participe du système politique français de façon structurante.
Privilégiant le rapport direct entre le sauveur et le peuple, par-delà les clivages et les institutions parasites dites menaçant de mort la nation, le national-populisme se réclame de la défense du petit peuple, du "français moyen", face à la trahison d’élites fatalement corrompues. Il est l’apologiste d’un nationalisme fermé recherchant une unité nationale mythique et altérophobe. Il joint des valeurs sociales de gauche et des valeurs politiques de droite (ordre, autorité, etc.). Il est donc non seulement très éloigné de l'utopie totalitaire mais, de plus, partout en Europe depuis une décennie, il a appris à se vêtir de l'anti-totalitarisme. La politique n'est pas un fait statique et l'extrême droite européenne a globalement rompu avec la tradition fasciste – il faut lire à ce sujet les analyses du politologue Jean-Yves Camus.
Au contraire des idées reçues, le totalitarisme n'englobe pas tous les ennemis de la démocratie de marché. Historiquement, on emploie le terme "totalitarisme" uniquement pour désigner une volonté de représentation intégrale d'une société homogénéisée par l’État, sous l'impulsion d'un mouvement révolutionnaire dont l'idéologie devient une véritable religion civique.
Les extrêmes droites ont su muter lors de la première décennie de ce siècle sur un modèle de défense d’un État économiquement souple et protecteur face à ce qui est dit un "totalitarisme islamiste", antisémite, homophobe, sexiste. Ce discours "anti-totalitaire" vient rationaliser la pulsion altérophobe, y compris dans des segments de la population qui s’y étaient montrés rétifs pour des raisons historiques (voir cet article à ce propos).
Alors, oui l'extrême droite a évolué. Oui, il n'est pas raisonnable de la réduire au nazisme. Oui, elle est une réalité continue de notre histoire politique. Non,
il n'est pas sérieux d'assurer que Marine Le Pen participe à un autre camp que l'extrême droite
. Et il est saugrenu de croire qu'on peut évacuer cette extrême droite du débat démocratique en jouant au bonneteau avec les "500 signatures", tout en envoyant un ministre de l'Intérieur tenter de récupérer ses suffrages en la singeant.
07-02-2012
http://tempsreel.nouvelobs.com/l-observ ... roite.html