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Crise : la banque, la finance et l’explosion des dettes publiques, par Robert Rollinat (III/IV)
« Quand la crise advient, les banques, après avoir « titrisé » ces dettes et les avoir « diffusées » dans tout le système, se retournent vers les Etats (les citoyens) et les banques centrales qui doivent donc venir renflouer les institutions hypothécaires et les banques défaillantes. Comment ? Par des « prêts » à bas taux (à 0% le plus souvent), par la « monétisation » des dettes, c’est-à-dire par la création monétaire. Les dettes sont ainsi « transférées » vers les Etats qui doivent désormais en assurer la charge (creusement des déficits budgétaires) et donc, se retourner vers les contribuables. Le phénomène n’est certes pas nouveau et déjà Marx, dès l’époque pré-industrielle, en faisait une des caractéristiques du capitalisme moderne. »
Par Robert Rollinat, Professeur d’Université. Economiste, décembre 2011
Trois ans après le début de la crise, on peut tenter une comparaison avec la Grande Dépression mondiale des années 1930. Aux Etats-Unis, l’avènement de F.D. Roosevelt au pouvoir en 1933 va correspondre avec une relative stabilisation politique après trois ans de profonde crise. L’étalon-or est abandonné (dévaluation du dollar), une loi d’urgence sur les banques est votée ainsi que la loi sur le redressement de l’industrie nationale (National Industrial Recovery Act), pièce maîtresse du « New Deal ». C’est une forme de retour au « politique » et à l’Etat qui, certes, s’opère au détriment d’autres pays européens (et notamment de l’Angleterre) mais n’en constitue pas moins une « rupture » avec la phase de déflation qui avait prévalu depuis le krach de Wall Street en 1929 . Cette embellie sera relativement éphémère mais elle se traduira cependant par un redressement partiel, jusqu’en 1935-36, des principaux indicateurs économiques, en particulier du chômage.
En ce début de 2012, rien de tel. Aucun signe apparent, en Europe et dans le monde, d’un retour au « politique ». Les politologues considèrent au contraire « qu’il n’ y plus de pilote dans l’avion » et que, de fait, les Etats et les institutions internationales semblent totalement impuissants à maîtriser l’endettement des Etats souverains, à juguler la spéculation, à mettre en place les « régulations » qui pourraient contrecarrer la domination sans partage des « marchés ». Les causes de cette situation tiennent bien sûr à la mondialisation des économies, à l’incapacité des Etats à maîtriser les mouvements de capitaux mais les raisons fondamentales sont à rechercher dans la nature même du capitalisme et de la manière dont ses contradictions se sont approfondies depuis 2008.
Nous sommes ici ramenés à la contradiction fondamentale déjà explicitée entre le capital et le travail et à ses diverses expressions dont principalement, en termes marxistes, les mécanismes d’affectation de la plus-value produite entre salariés et capitalistes . Il est dans l’essence même du système de tenter d’abaisser au maximum la rémunération de la force du travail et la « demande » de consommation globale est toujours insuffisante par rapport aux capacités de production accumulées et aux potentialités de la production (il faut tenter ici de se situer au niveau global en dépassant les approches du cadre restrictif des seuls Etats nationaux). Mais ce qui a été caractéristique de la récente période a été, dans les pays « centraux », l’ampleur de la « ponction » opérée par le capital sur la rémunération du travail. Toutes les données chiffrées indiquent que le « partage » salaires-profits n’a jamais été, depuis la guerre, aussi inégalitaire et ce, au bénéfice des détenteurs du capital. Avec l’extension du chômage, les inégalités de revenus au niveau des ménages se sont creusées et les politiques fiscales libérales n’ont fait qu’aggraver la situation.
En pure orthodoxie marxiste, cette « purge salariale », le chômage, l’aggravation des inégalités par le biais fiscal, auraient pu constituer un facteur de « relance » de l’économie puisqu’offrant, au bout du compte, des conditions de rémunération et de production plus favorables pour la mise en valeur du capital.
Il n’en a rien été et ce malgré l’injection massive de liquidités dans l’économie. Ce processus, identifiable dès l’immédiat après-crise, s’est pérennisé et amplifié aux Etats-Unis. En Europe, la crise des dettes souveraines ont conduit les Etats à utiliser la même méthode : d’abord pour « sauver » les banques, ensuite accessoirement pour contribuer à « relancer » l’économie et faire face, dans certains pays, aux besoins sociaux les plus urgents. Partout, les déficits et la dette publique se sont considérablement creusés .
On peut considérer que cette création massive de monnaie a contribué pour partie, en dépit de tous les obstacles, à la poursuite de la mise en valeur poursuivre la mise en valeur du capital. La conséquence a été le creusement, à grande échelle, de la dette publique (ou dette « souveraine »). Comment s’est opéré ce processus ? Par un mécanisme assez simple, bien décrit par les économistes : les dettes sont à l’origine des dettes de « particuliers » générées par les offres de crédit des banquiers privés (voir l’exemple des crédits immobiliers aux Etats-Unis). Les banques, y compris en prêtant aux ménages à bas revenus, trouvent leur bénéfice dans ces opérations de prêt et les favorisent, sans s’assurer des garanties nécessaires. Quand la crise advient, les banques, après avoir « titrisé » ces dettes et les avoir « diffusées » dans tout le système, se retournent vers les Etats (les citoyens) et les banques centrales qui doivent donc venir renflouer les institutions hypothécaires et les banques défaillantes. Comment ? Par des « prêts » à bas taux (à 0% le plus souvent), par la « monétisation » des dettes, c’est-à-dire par la création monétaire.
Les dettes sont ainsi « transférées » vers les Etats qui doivent désormais en assurer la charge (creusement des déficits budgétaires) et donc, se retourner vers les contribuables. Le phénomène n’est certes pas nouveau et déjà Marx, dès l’époque pré-industrielle, en faisait une des caractéristiques du capitalisme moderne :
« La dette publique, en d’autres termes l’aliénation de l’Etat, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique...Le crédit public, voilà le credo du capital ».
Marx, dans des termes d’une étonnante actualité, indique comment cette dette publique opère comme « un agent de l’accumulation » car, dit-il, « d’un coup de baguette, elle doue l’argent improductif de la vertu reproductive et le convertit en capital sans qu’il ait pour cela à subir les risques, les troubles inséparables de son emploi industriel et même de l’usure privée. »
Il montre bien, dès l’origine, la connivence entre les banques, « les associations de spéculateurs privés » et les gouvernements et ironise sur « l’effet produit sur les contemporains par l’apparition soudaine de cette engeance de bancocrates, financiers, rentiers, courtiers, agents de change, brasseurs d’affaires et loups-cerviers » (op.cit., p.197). Le rôle des banquiers d’aujourd’hui, des dirigeants de « hedge funds » et d’agences de notation, des traders et des spéculateurs en tous genre n’est guère différent et nous conduit à « questionner » la nature même des « marchés financiers ».
Un des avantages de l’approche marxiste, c’est qu’elle permet de saisir les différentes formes de la valeur et les différents types de capitaux qui n’en sont que l’expression : capital productif, capital-argent, capital commercial, capital bancaire, tous considérés comme forme d’existence particulière de la valeur. De ce point de vue, les marchés « financiers », ne sont pas « extérieurs » à l’Etat et au système politique, ils lui sont organiquement liés.
Partant d’une problématique différente et analysant les rapports entre le « système financier » et « le système étatique », J. C. WERREBROUCK montre bien qu’à l’ère de la mondialisation, l’Etat tend à être « enkysté dans la Finance ». Cela ne signifie pas la disparition du « politique » mais un fonctionnement de l’Etat « sur la base des intérêts supérieurs de la Finance » . Cela implique d’ailleurs, selon lui, « un échange de services entre financiers et entrepreneurs politiques » avec tout ce que cela peut impliquer du point de vue des « conflits d’intérêt ». Le conflit d’intérêt dans la Finance est d’ailleurs la sanction juridique qui permet de dépister les violations de la loi, la collusion illégale entre les « politiques », les financiers et... les fraudeurs .
On assiste alors en Europe, à l’émergence d’une nouvelle catégorie « socio-économique », déjà présente aux Etats-Unis, celle des « financiers-fonctionnaires ». Alors que jusque là, les anciens (hauts) fonctionnaires pouvaient aller « pantoufler » dans la Banque privée (les fonctionnaires-financiers), désormais les « financiers » prennent directement place dans les rouages de l’Etat et des institutions internationales . On aboutit ainsi au tryptique américain de la « porte à tambour » entre la FED-Trésor, Wall Street et la Maison Blanche. Une sorte de symbiose organique entre ces institutions avec les mêmes protagonistes aux fonctions interchangeables..
Parce qu’ils semblent ignorer cette réalité, les discours et les proclamations sur la nécessité de contrôler, voire de « domestiquer » la Finance et les marchés financiers, de les mettre « au service » de la croissance économique relèvent, ou de l’irénisme ou de la pure mystification. Proposer que la Banque Centrale Européenne (BCE) vienne « sauver » les banques en rachetant leurs titres souverains décotés relève de la même illusion. La BCE, tout comme l’Union européenne est une construction juridique « lourde » qui, dès son origine, a été conçue pour répondre, dans le contexte européen de la mondialisation, aux besoins du capitalisme international. La « démocratisation » de ses fonctions supposerait la remise en question radicale de ses principes fondateurs.
Pour une vision plutôt apologétique de cette période, voir l’ouvrage classique de A.M. SCHLESINGER Jr : « L’ère de Roosevelt », tome 2 : « L’avènement du New Deal » , Denoël, 1971.
Sur cette période et celle qui suit, voir notre contribution au Congrès « Marx International VI » : « Les Etats-Unis du New Deal à l’économie de guerre : quelles leçons pour la crise d’aujourd’hui ? », Université Paris Ouest-Nanterre, 22-25 Septembre 2010.
Cette affectation ne saurait se confondre avec l’approche « basique » fondée sur « le partage » de la valeur ajoutée. La raison est évidente : les variables tirées de la « boîte à outils » de l’économie keynésienne ne peuvent rendre compte de la relation salariale marxiste, beaucoup plus complexe puisque intégrant notamment le taux d’exploitation de la force de travail, bien difficile à mesurer. Quant au PIB (le Produit intérieur brut considéré, dans une économie, comme la somme des Valeurs Ajoutées), il ne rend que très imparfaitement compte de la richesse produite et notamment de sa nature et de son utilité sociale. Pour illustrer ce point, on peut rappeler qu’il n’est pas indifférent, d’un point de vue social, de produire « du beurre plutôt que des canons », ou même pour l’Etat de recruter un soldat, plutôt qu’une infirmière. Pourtant, du point de vue du PIB, la « valeur » attachée à ces productions ou les « rémunérations » des fonctions citées sont strictement équivalentes. En France, pour tenter de pallier cette carence, un groupe de travail « officiel » avait été mis en place en 2009, présidé par le Prix Nobel d’Economie, Joseph STIGLITZ.
Le rôle des dépenses militaires est malheureusement trop souvent « oublié » (ou non spécifié) dans le creusement de ces déficits. Plusieurs « think tanks » américaines, conseillères d’Obama, avaient établi, à la mi-août 2011, que la dette publique des Etats-Unis (passée de 6800 milliards $ en 2001 à 14 000 en 2011) avait été largement entretenue par les dépenses militaires du Pentagone pour les guerres d’Afghanistan et d’Irak. En effet, si au coût de ces guerres, on ajoutait la lutte anti-terroriste, l’ensemble, pour la décennie, aurait entraîné, selon les années, entre 40% et 50% de l’augmentation de l’endettement public.
MARX K. : « Le Capital », Livre I, Chap.31 . Tome III, Editions Sociales, 1977, pp. 196-198.
WERREBROUCK J.C. : “Réflexion sur le gigantisme financier”, juin. Sur le site : http://contreinfo.info
Voir sur ce point, le récent ouvrage de Jean-François GAYRAUD : « La grande fraude. Crime, subprimes et crises financières », Odile Jacob, Paris. L’auteur, criminologue, montre la dimension criminogène de la dérégulation monétaire et financière, les énormes gains (ou pertes) occasionnés aux Etats-Unis et dans le monde par la violation de la loi.
Un exemple de cette évolution nous est fourni par trois désignations récentes : celle de Loucas PAPADEMOS comme Premier Ministre en Grèce, celle de Mario MONTI comme Président du Conseil en Italie, celle de Mario DRAGHI comme Président de la Banque Centrale Européenne. Tous trois sont d’anciens dirigeants ou conseillers de la Banque américaine Goldman Sachs, banque ayant « aidé » la Grèce à maquiller ses comptes. Leur travail prioritaire consistait alors à informer leur banque des « affaires publiques européennes » et des politiques de taux d’intérêt des Banques centrales. Voir ROCHE Marc : « La « franc-maçonnerie » européenne de Goldman Sachs », Le Monde, 16 Novembre 2011, p.2.