Pour ce qui est du terrorisme, Luttwak estime que l’Iran ne doit pas inquiéter les Etats-Unis : les opérations terroristes dans lesquelles il était directement impliqué se sont limitées à celle de Khobar, en Arabie Saoudite , aux deux attentats de Buenos Aires , ainsi qu’à quelques attentats en Europe… Une menace somme toute dérisoire, au vu de celles que l’Union soviétique et avant elle le nazisme faisaient planer sur l’Occident. L’auteur va plus loin en estimant que même un arsenal nucléaire iranien développé ne saurait, en dépit de la panique qu’il provoquerait, affecter qualitativement l’équilibre international. L’idée que la société iranienne soutient à l’unanimité son programme nucléaire relève de la pure spéculation. Il suffit de voir que l’ethnie perse ne représente que 51 % de la population, le reste étant composé d’Azéris, de Kurdes et d’Arabes dont la majorité contestent le régime actuel.
La puissance dont dispose cette région gêne plus qu’elle n’inquiète. L’usage de la force avec elle n’est pas de mise. Pour moult raisons culturelles, religieuses et historiques, ses populations ne se soumettront pas en cas de défaite. Pour des raisons similaires, une politique de modération avec les Arabes n’est pas garante de leur ralliement aux Etats-Unis. Et Luttwak de conclure qu’il faut laisser cette région tranquille, le temps qu’elle fasse la paix avec elle-même et qu’elle cesse d’être prisonnière de son passé…
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Comme des Indiens dans leur réserve
Dans la Ville sainte, les Juifs laïcs, minoritaires, doivent affronter les ultrareligieux, souvent hostiles. Témoignage.
Albert Kattan, un Arabe chrétien, vivait dans la partie occidentale de Jérusalem jusqu’en 1948, année où la nouvelle ville fut conquise par Israël. Il m’a un jour expliqué qu’à la fin de l’année 1947 , les Arabes vivant dans les quartiers à majorité juive de Jérusalem avaient mis au point un réseau artisanal de “téléphonie” en tendant des cordes entre les fenêtres de leurs immeubles. Le “réseau” se mettait à vibrer pour avertir les voisins dès que des miliciens juifs entraient dans les maisons pour en expulser leurs habitants arabes.
En déambulant dans les rues de Jérusalem, ma ville, j’ai plus d’une fois eu l’occasion de me rappeler ce récit d’Albert Kattan, tant j’ai l’impression de faire désormais partie d’un groupe minoritaire noyé dans la majorité. Certes, des joyaux comme les hôtels YMCA ou King David, les édifices officiels et les murailles de la Vieille Ville sont restés intacts. Mais le caractère de Jérusalem, jadis modeste, s’est profondément transformé durant les quarante années qui se sont écoulées depuis sa réunification.
Jérusalem s’est changée en une ville dont la vacuité est remplie par des cérémonies et des déclarations, et en un foyer de haine et d’agressivité. Alors que l’on célèbre le “jour de Jérusalem”, de nouvelles statistiques viennent souligner le nombre d’habitants qui fuient cette ville et le nombre de Juifs, d’Arabes et de haredim qui y restent. Qui plus que nous, dont les enfants ont quitté Jérusalem, est conscient de l’exode qui frappe cette ville ?
Tout est bon pour consolider et garantir la majorité juive de Jérusalem, d’une profession de foi en l’“unité éternelle” de la ville à des propositions visant à annexer à la capitale Mevasseret Tzion , voire Maaleh Adoumim . De ces envolées lyriques et de ces solutions miracles ressort le sentiment diffus que peu d’Israéliens parmi ceux qui vivaient à Jérusalem à la génération précédente y sont restés et que ces derniers ne sont plus que les reliques d’un monde juif laïc qui y fut jadis majoritaire. Ce monde laïc, c’étaient les supporters de l’Ha’Poël ou de Katamon ; c’étaient aussi les scouts et les militants de l’Hashomer Hatzaïr .
Mais nous ne sommes plus que l’ombre de nous-mêmes. Nos enfants se moquent de nous et nos amis de la Plaine nous demandent sans cesse quand nous allons enfin quitter cette ville déprimante. Les membres de mon groupe en arrivent à développer les réflexes typiques des minoritaires, en adoptant une attitude prudente lorsque nous traversons des quartiers ultraorthodoxes aussi “hostiles” que la partie arabe de la ville et où il n’est pas rare d’essuyer des jets de pierres. Et gare à celui qui s’approche trop du stade Teddy pendant un match du Bétar .
La discrétion et le camouflage sont les caractéristiques les plus marquantes des groupes minoritaires de Jérusalem : parler à son interlocuteur dans sa langue à lui et ne pas trop la ramener, de peur d’être pris pour une cible légitime. Il n’est pas possible de prendre au sérieux toutes ces déclarations enflammées qui nous rappellent l’importance historique de cette ville. Car nous sommes les derniers des Mohicans, les derniers laïcs de Jérusalem. Si nous n’avons pas encore été envoyés dans des réserves comme les Indiens d’Amérique, c’est sans doute parce que nous sentons que notre devoir est de tenir bon, quoi qu’il advienne.
L’important pour nous, c’est de ne pas nous effrayer des statistiques qui nous promettent une majorité arabe sous peu. C’est aussi de ne pas davantage être révulsés par la perspective d’une prochaine majorité ultraorthodoxe, tout simplement parce que nous sentons que nous sommes déjà une minorité. Nous tenons bon pour témoigner, pour rappeler aux générations futures ce qu’il est advenu de cette ville.
Yehuda Litan
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IMPASSE • Les Palestiniens de Jérusalem ne sont pas à la fête
Au moment où les Israéliens célèbrent bruyamment l’anniversaire de la “réunification” de Jérusalem, les Palestiniens voient la ville leur échapper et les combats interpalestiniens s’intensifier.
Les Israéliens viennent de fêter le quarantième anniversaire de leur “jour de Jérusalem” célébrant l’“unification” de la capitale. Ce jour-là, les drapeaux israéliens flottent dans toute la ville – illégalement occupée –, et le vieux Jérusalem-Est, à dominance palestinienne, est envahi par des hordes de colons israéliens, débordant de fierté juive, qui dansent et chantent leur glorieuse capture de la ville en 1967.
Cette fête a lieu tous les ans. La police israélienne coupe la circulation autour de la ville, tandis que les Palestiniens se préparent à une longue soirée qui résonnera de l’enthousiasme bruyant et belliciste d’Israéliens prenant d’assaut les petites rues étroites et pavées de la ville, dansant, hurlant des chants provocateurs, cognant à la porte des résidents palestiniens et accrochant des drapeaux israéliens là où ils ne sont pas les bienvenus.
Israël a beaucoup de choses à fêter ces derniers temps. Non seulement les Israéliens se sont assuré d’une emprise solide sur la ville de Jérusalem, qu’ils occupent depuis la guerre de 1967 et qu’ils ont annexée unilatéralement en 1981, mais ils continuent, dans les faits, à systématiquement éloigner davantage les Palestiniens de leur objectif de faire de Jérusalem-Est la capitale d’un futur Etat palestinien. Si la politique de colonisation israélienne s’est poursuivie sur le même rythme depuis 1967, elle a récemment pris un tour plus agressif. En mai, les autorités israéliennes ont annoncé leur intention d’implanter trois nouvelles colonies – soit 20 000 nouvelles habitations illégales – en bordure de Jérusalem-Est. Ce genre d’initiative, ajouté aux mesures discriminatoires envers les Palestiniens, comme la construction du mur ou les lois kafkaïennes sur le regroupement familial , limite sévèrement la présence arabe à Jérusalem.
On peut donc dire sans exagération que les Palestiniens vont devoir soulever des montagnes pour mettre fin à l’occupation des Territoires, et notamment de Jérusalem. Toutefois, les Israéliens ne sont pas les seuls à saboter les chances de voir naître un Etat palestinien. Les Palestiniens eux-mêmes sont empêtrés dans des luttes fratricides, insensées et destructrices, qui les ont ramenés très loin en arrière sur le chemin vers leur libération. Et, si nous continuons dans cette voie de l’autodestruction, Israël n’aura plus besoin de s’employer à anéantir la cause palestinienne comme il le fait depuis tant d’années. Nous y serons parvenus tout seuls.
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NAHUM BARNEA • Après l’angoisse, l’euphorie
Israël, journaliste, lauréat du prix Israël 2007
Quels souvenirs personnels avez-vous de la guerre des Six-Jours ?
Lorsque la guerre des Six-Jours a éclaté, j’étais réserviste dans la brigade parachutiste qui allait combattre sur le front sud, dans le Sinaï, et gagner la fameuse bataille d’Umm Kutuf, sous le commandement d’Ariel Sharon. De mon point de vue, l’histoire de cette guerre a commencé par une longue période d’attente. On nous avait rappelés sous les drapeaux dès la mi-mai, après que le président égyptien Nasser eut annoncé la fermeture des détroits et le redéploiement des troupes égyptiennes dans le Sinaï. Ce fut alors une interminable période d’angoisse collective. Si le moral des soldats n’était pas au beau fixe, il était manifestement meilleur que chez ceux qui n’étaient plus en âge d’être sous les drapeaux et qui restaient à jamais marqués par le traumatisme de la Shoah. Ce qui entretenait le trouble, c’étaient les tensions évidentes entre les responsables militaires et un gouvernement qui donnait l’impression de ne pas agir. Le 5 juin, au premier jour de la guerre, notre implication dans les combats resta marginale. Mais, d’un coup, plongés dans les combats, nous fumes libérés de notre angoisse, même si cette libération s’accompagna de la nouvelle de la mort de nombreux de nos camarades dans les combats autour de Jérusalem. Dans cette guerre, j’ai aussi découvert un phénomène négatif : le pillage. Là où les gens étaient désarmés, où le tissu social était en lambeaux, les soldats prenaient tout ce qui leur tombait sous la main. Le cinquième jour de la guerre, nous sommes descendus en colonnes du plateau du Golan pour rejoindre Jérusalem en passant par la vallée du Jourdain. Il y régnait une chaleur étouffante. Et le spectacle qui s’est offert à nous était très dur. Des colonnes de réfugiés marchaient vers l’est, en direction de la Jordanie. Lorsque nous avons traversé Jéricho, le commandant de notre bataillon nous a fait grimper sur une colline et, de là, nous avons pu voir les drapeaux blancs flotter autour de Ramallah, qui venait de se rendre et qui s’apprêtait à se livrer aux pilleurs. A ce moment, je me rappelle avoir pensé au récit biblique et au châtiment réservé aux pilleurs : on les extrayait de la troupe et on les brûlait vifs. De Jéricho, nous nous sommes ensuite rendus à Jérusalem, direction le mur occidental , que nous allions voir pour la première fois de notre vie, comme dans un rêve. Mais les bulldozers israéliens avaient déjà commencé à raser le quartier arabe qui le jouxtait . Dès cet instant, je fus envahi par un sentiment d’aliénation et de désillusion.
Quelle conséquence a eue cet événement sur votre itinéraire ?
La guerre avait généré une euphorie inouïe. De nouveaux paysages s’offraient à nous : le Sinaï, le Golan, la vieille ville de Jérusalem et la Cisjordanie. Le contact avec les Palestiniens, en apparence réciproque, était une illusion : nous étions ivres d’un faux sentiment de domination, eux étaient sonnés. Comment ne pas nous enivrer, alors que les possibilités de l’Etat d’Israël semblaient illimitées ? C’est pourtant de cette ivresse qu’est né le conflit qui déchire la société israélienne depuis lors, le conflit qui oppose les apôtres du Grand Israël et ceux de la formule Territoires contre paix ; ceux qui croyaient que la guerre de 1967 soldait celle de 1948 et ceux qui pensaient qu’en 1948, le pays avait été partagé entre les deux peuples ; ceux qui voyaient dans les résultats de la guerre de 1967 un miracle messianique et ceux qui voyaient dans cette vision messianique un désastre ; ceux qui exigeaient d’entamer une colonisation de peuplement dans les nouveaux territoires et ceux qui voyaient dans les territoires nouvellement conquis une carte à jouer dans un marchandage avec le monde arabe. Cet orgueil insensé, la société israélienne allait le payer aux prix fort six ans plus tard. La “bénédiction de la victoire” de 1967 annonçait la “malédiction de la défaite” de 1973. Encore que. Ce n’est pas notre victoire de 1967 qui nous a fait envisager d’entrer dans un processus de compromis avec le monde arabe, mais bien la guerre de 1973, qui nous a amenés à nous dégriser de l’occupation.
Quel regard portez-vous sur cette guerre, quarante ans plus tard ?
Aujourd’hui, avec quarante ans de recul, il ne fait plus aucun doute que cette guerre et ses conséquences ont eu un impact immense sur ce qu’il est advenu d’Israël. L’occupation, qui semblait au début une mission relativement facile, a changé la société israélienne de fond en comble. Cette occupation en est devenue le problème central, tant d’un point de vue sécuritaire que moral. Au départ, le sentiment général était que nous avions conquis des territoires. Mais il s’est avéré, certes un peu tard, que nous avions conquis un peuple et que nous allions en payer le prix. Le cœur du problème, ce n’était pas la géographie mais la démographie. Et le terrorisme. Jusqu’à la guerre des Six-Jours, les Israéliens parlaient du conflit israélo-arabe. Pour nous, les Palestiniens n’en étaient pas parties prenantes. Ils étaient une simple plaie ouverte, qu’il était possible de cautériser en cas d’accord avec le monde arabe. La conquête de 1967 et les deux Intifadas ont replacé les Palestiniens au centre du conflit. Sans la guerre des Six-Jours, gageons que le nationalisme palestinien n’aurait jamais obtenu des succès aussi éclatants, à commencer par sa reconnaissance . L’accord conclu à Oslo fut même sur le point de paver la voie à la création de deux Etats entre le Jourdain et la Méditerranée. La question de savoir pourquoi ce processus a échoué reste ouverte. Mais il est difficile de ne pas s’entendre sur le constat suivant : les Palestiniens sont aujourd’hui embourbés dans quelque chose qui mêle occupation, autonomie, pouvoir terroriste et chaos interne. De leur côté, les Israéliens font du mieux qu’ils peuvent pour tourner le dos à la réalité du problème. Pour eux, au moment où le nucléaire iranien préoccupe les Israéliens bien davantage que le destin des Palestiniens, la boucle est pour ainsi dire bouclée : le conflit est en passe de redevenir régional. Quarante ans après la guerre des Six-Jours, ce qui prédomine, c’est un sentiment de gâchis. On peut disserter à l’infini sur la question de savoir si cette guerre a été une véritable occasion de paix. Si ce fut réellement le cas, alors l’impression d’une occasion manquée n’en est que plus cruelle.
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LEILA SHAHID • Un défaut de modernité
Palestine, déléguée générale de Palestine auprès de l’UE, de la Belgique et du Luxembourg
Quels souvenirs personnels avez-vous de la guerre des Six-Jours ?
J’ai un souvenir extrêmement précis du 5 juin 1967. A Beyrouth, mes amies et moi avions consacré tout le mois de mai à une retraite dans la montagne pour préparer les épreuves du bac. Le matin du 5 juin, nous avons entendu la radio libanaise annoncer le déclenchement de la guerre. Comme des adolescentes (que nous étions), nous avons sauté de joie ! Les épreuves étaient reportées et ça nous laissait davantage de temps pour réviser. Nous étions persuadées que trois armées arabes réunies ne pouvaient que battre Israël. Six jours plus tard, le bac était oublié. Non seulement Israël avait vaincu les armées arabes, mais il occupait le Golan, le Sinaï, ainsi que la Cisjordanie, Gaza et – ce qui m’était personnellement douloureux – Jérusalem-Est. Je suis née en 1949 dans une famille palestinienne dont la branche maternelle fut exilée au Liban par les Britanniques en 1936, après la répression de la révolte arabe de Palestine. Ma mère avait grandi à Musrara, un quartier de Jérusalem conquis par Israël dès 1948. Ce quartier, lorsque je revenais l’été à Jérusalem-Est avec ma famille, je pouvais seulement le deviner de loin, avec tristesse, en me cachant derrière la ligne d’armistice. En 1967, les 5 000 demeures du quartier Mograbi, où ma famille avait ses attaches depuis des siècles, furent rasées, et d’autres lieux devinrent aussi inaccessibles que ceux perdus en 1948. Le rêve du retour s’effondrait ; c’était un sentiment d’écrasement complet. Cette débâcle n’était pas seulement militaire, elle était totale : technologique, économique, politique, elle soulignait un défaut de modernité. Les Etats arabes n’avaient eu aucune gestion réelle de la crise. Ce choc, je me suis rendu compte qu’il était largement partagé. Car l’autre souvenir précis de cette guerre, c’est la gigantesque manifestation qui a vu plus de 300 000 personnes descendre dans les rues de Beyrouth pour refuser la démission de Nasser . Ce que nous refusions, ce n’était pas tant sa démission que l’acceptation de la défaite.
Quelle conséquence a eue cet événement sur votre itinéraire ?
Je peux répondre sans l’ombre d’une hésitation que c’est le 10 juin 1967 que je suis entrée en politique. Je suis passée de l’écrasement à la détermination. A Beyrouth, je me suis rendu compte que des milliers d’autres Arabes, pas seulement des Palestiniens, voulaient trouver un cadre d’action collective, une alternative aux Etats et aux armées arabes, qu’elle soit militaire ou politique. C’est l’époque où des milliers de Libanais rejoignaient le Fatah, au moment où Yasser Arafat prenait l’ascendant et était en train de conquérir l’OLP. Six ans plus tard, il arrachait à la Ligue arabe, à l’Organisation de la Conférence islamique et enfin à l’ONU, la reconnaissance de la nouvelle OLP comme représentant unique et légitime du peuple palestinien, et donc la fin des ambitions jordaniennes et égyptiennes. En 1968, alors que je devais partir en Grande-Bretagne pour mes études, j’ai pris la décision “historique” d’y renoncer et de rester à Beyrouth, avec l’accord de mon père. Cette année-là, je me suis inscrite à l’Université américaine de Beyrouth et j’ai rejoint les rangs du Fatah, où je milite toujours.
Quel regard portez-vous sur cette guerre, quarante ans plus tard ?
Cette guerre a été un tournant fondamental. Tout d’abord pour l’Etat d’Israël, qui a changé de statut et de nature. Sous l’impulsion de dirigeants travaillistes comme Moshe Dayan ou Shimon Pérès, Israël est passé du statut de refuge pour les Juifs du monde entier à celui de puissance, non seulement expansionniste, mais aussi occupante et pratiquant la colonisation de peuplement. Surtout, après 1967, les archives le démontrent aujourd’hui, Israël a rejeté toutes les ouvertures de dirigeants arabes comme Nasser proposant une intégration d’Israël en échange d’un retrait des Territoires. Ce tournant a été tout aussi fondamental pour les Palestiniens, évidemment. Il a permis aux Arabes israéliens – les Palestiniens citoyens d’Israël – de retrouver les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza après vingt années de séparation physique absolue. Juin 1967 a aussi eu un impact sur la perception qu’avaient les Palestiniens des Juifs en général et des Israéliens en particulier. Entre 1948 et 1967, pour nous tous, Israël, c’était fort logiquement l’ennemi, la dépossession et l’exil. Aucun Palestinien ne pouvait raisonnablement comprendre ce qui pouvait pousser les Juifs à quitter le continent européen pour s’installer dans un petit pays du Moyen-Orient ravagé par des siècles d’occupation ottomane. Aucun Palestinien ne pouvait imaginer les siècles de persécutions antijuives en Europe, le génocide juif, ni la moindre raison d’être au mouvement sioniste. Israël n’était pour nous qu’un “instrument de l’impérialisme”. La guerre de 1967 et l’occupation ont permis, au moins, un contact physique, préalable à une connaissance humaine, “tactile” de l’autre. D’où la reconnaissance par les Palestiniens du peuple israélien. En dépit de l’occupation, 1967 a permis aux Palestiniens de percevoir d’où venait la détermination des Israéliens, de comprendre que cette société n’était pas monolithique, de jeter des ponts vers cette dernière et de gagner une bonne moitié de la société palestinienne à l’idée d’une solution politique fondée sur deux Etats. Sans 1967 et sans cette prise de conscience, jamais la proclamation de l’Etat de Palestine, la reconnaissance d’Israël et le renoncement à la majeure partie de notre patrimoine par le Conseil national palestinien en 1988 n’auraient été possibles. Hélas, ni Israël ni la communauté internationale n’ont pris la mesure de la maturité politique des Palestiniens, qui avaient choisi la vie pour les deux peuples.
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FAROUK MARDAM BEY • Quand Paris soutenait Israël
Syrie, écrivain et éditeur
Quels souvenirs personnels avez-vous de la guerre des Six-Jours ?
En 1967, je poursuivais à Paris mes études de sciences politiques. Opposant au régime baasiste, je militais dans le cadre d’une association d’étudiants, suivais attentivement la vie culturelle française et dévorais les publications d’extrême gauche. Au mois de mai, j’ai participé à la création d’un comité de coordination des étudiants arabes dont l’objectif principal était de répondre à la campagne de presse lancée par les amis d’Israël en France. Avec notre maigre expérience, nous faisions piètre figure face au front pro-israélien qui allait de la gauche non communiste à l’extrême droite. J’étais sidéré par la violence inouïe des médias, qui exprimaient non seulement une indéfectible solidarité avec Israël, mais aussi une profonde antipathie pour les Arabes – et toute la rancœur accumulée durant la guerre d’Algérie. Dans ce contexte, j’ai douloureusement ressenti la prise de position de Sartre et d’autres intellectuels de gauche qui avaient courageusement soutenu les Algériens et qui marquaient avec force leur opposition à la guerre américaine au Vietnam. Le 31 mai, une imposante manifestation de soutien à Israël était organisée devant l’ambassade de l’Etat hébreu, avec la participation d’un grand nombre d’hommes politiques de droite et de gauche, d’académiciens et d’universitaires, d’écrivains et d’artistes, d’anciens combattants, résistants ou déportés, en plus des institutions juives et des associations de rapatriés d’Algérie. Cette quasi-unanimité me scandalisait. Des “ratonnades” ont eu lieu après la manifestation et, dans certains quartiers, les Arabes n’osaient plus se montrer dans les rues. Trois jours après la destruction de l’aviation égyptienne, je ne voulais toujours pas croire, malgré l’évidence, que tout était terminé. Jusqu’à l’intervention télévisée de Nasser, le 9 juin, que j’ai écoutée en pleurant. Aussitôt, je me suis rendu, moi qui n’étais pas nassérien, au rassemblement organisé devant l’ambassade d’Egypte pour demander à Nasser de retirer sa démission. Au même moment, pour fêter la victoire d’Israël, des centaines de voitures parcouraient les rues de Paris en klaxonnant.
Quelle conséquence a eue cet événement sur votre itinéraire ?
La fondation de l’OLP, en 1964, puis le déclenchement des opérations militaires du Fatah, début 1965, avaient ramené la question palestinienne sur le devant de la scène politique. C’est cependant par suite de la défaite que je suis en quelque sorte devenu “palestinien”. Engagement de toute une vie, car aujourd’hui encore le conflit avec Israël continue à être ma préoccupation première. Il est inséparable pour moi des deux autres plaies du monde arabe que sont le despotisme et l’obscurantisme. J’ai longtemps fait partie des proches amis du Fatah en France. J’ai contribué à la rédaction de ses bulletins d’information, à la formation de plusieurs groupes de soutien, à l’organisation de dizaines de meetings et de manifestations. Ayant peu à peu pris conscience de la complexité du conflit, j’ai passé des années à me documenter sur la question juive, l’histoire du sionisme, celle du mouvement national palestinien, le génocide nazi, la politique internationale au Proche-Orient… C’est ainsi que je suis devenu, dès 1981, l’un des principaux animateurs de la Revue d’études palestiniennes. Le traumatisme de juin 1967, vécu en France, m’a amené à écrire, avec Samir Kassir , le livre qui me tient le plus à cœur, Itinéraires de Paris à Jérusalem, la France et le conflit israélo-arabe .
Quel regard portez-vous sur cette guerre, quarante ans plus tard ?
La guerre s’est soldée par une double victoire du sionisme : la première est évidemment l’occupation de l’ensemble de la Palestine mandataire, ainsi que du Sinaï et du Golan, et la seconde, la subordination des communautés juives dans le monde à l’Etat d’Israël, considéré désormais comme le principal pôle d’identification de l’être juif. En réactivant la question palestinienne, cette victoire a à la fois radicalisé et fragilisé la société israélienne. En effet, s’ils tiennent au “Grand Israël”, les Israéliens doivent ou bien procéder à un nettoyage ethnique, ou bien intégrer la population des Territoires occupés et mettre ainsi en danger le caractère juif de leur Etat. La rationalité politique leur commande d’accepter la solution des deux Etats, mais cela implique qu’ils abandonnent ne serait-ce qu’une partie de leurs mythes, et ils ne semblent pas prêts à le faire. Qu’ils en soient arrivés, quarante ans après leur éclatante victoire, à édifier un mur pour se séparer des Palestiniens est en soi une preuve de faillite et de désarroi.
Du côté arabe, la défaite a amorcé le reflux du nationalisme arabe tel qu’il était incarné par Nasser. On a pensé un moment que les sociétés arabes allaient prendre conscience de leurs faiblesses structurelles et se réformer en conséquence. Or on a assisté, au contraire, à l’irruption sur la scène politique de pouvoirs prédateurs dont certains continuent à sévir jusqu’à nos jours. Parallèlement, l’islamisme radical prenait son essor pour devenir, une décennie plus tard, un redoutable facteur de déstabilisation et de guerre civile. Israéliens et Arabes paraissent ainsi moins disposés que jamais à effectuer la révolution mentale sans laquelle aucune solution durable du conflit qui les oppose n’est possible.
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ARIEH ELDAD • Un conflit de civilisations
Israël, député, membre de l’Union nationale (extrême droite laïque), ancien médecin en chef de l’armée israélienne
Quels souvenirs personnels avez-vous de la guerre des Six-Jours ?
J’étais un adolescent dans la Jérusalem divisée. J’avais l’habitude de marcher le long de la limite municipale qui déchirait la ville en deux pour y chercher des toits suffisamment hauts et des tours afin d’y observer le monde qui se cachait derrière la muraille : les lieux les plus sacrés du peuple juif mais qui avaient été conquis par l’ennemi arabe durant la guerre d’indépendance . Quand j’ai eu 13 ans, pour fêter ma bar-mitsva, mon père m’a emmené au pied du mont Sion, là où se trouve le tombeau du roi David. Il m’avait promis qu’un jour je n’aurais plus à grimper sur les toits pour observer la vieille ville, mais que je m’y promènerais. Quatre ans plus tard la promesse était réalisée. J’avais 17 ans quand la guerre a éclaté. Avec une formation de brancardier, j’étais affecté à l’hôpital Bikur Holim. C’est à cette occasion que j’ai vu mon premier mort. Cette expérience m’avait à ce point marqué qu’un an plus tard, je me retrouvais sur les bancs de la faculté de médecine de l’université de Tel-Aviv. Je fus médecin jusqu’à ma retraite, en 2000. C’est à cette époque que j’ai sans doute soigné le plus grand nombre de blessés, victimes de la plus importante campagne terroriste jamais menée contre les citoyens israéliens. Les Arabes l’appellent l’Intifada.
Quelle conséquence a eue cet événement sur votre itinéraire ?
J’ai su très vite qu’il était possible d’en finir avec le terrorisme arabe et que, pour ce faire, il fallait à tout prix empêcher l’émergence d’un Etat terroriste palestinien en plein cœur d’“Eretz Israël” . J’ai alors quitté les salles d’opération et j’ai été élu député de la Knesset. Depuis lors, j’essaie d’empêcher à tout prix que les acquis les plus remarquables de notre démocratie ne soient utilisés comme un moyen de détruire l’Etat d’Israël. Les frontières héritées de la guerre des Six-Jours ont permis à l’Etat d’Israël de survivre. A la veille du conflit, les frontières d’Israël étaient tout sauf sûres et, au centre du pays, seuls 17 kilomètres séparaient la frontière jordanienne de la Méditerranée. A tel point que le ministre des Affaires étrangères de l’époque, le travailliste Abba Eban, les avait surnommées les “frontières d’Auschwitz”. C’est pourquoi, aujourd’hui, ceux qui utilisent le mot “occupation” (en fait, la libération d’une partie de la patrie) et envisagent de faire à nouveau de Jérusalem une ville divisée ne font rien d’autre qu’attiser l’appétit de l’ennemi arabe. C’est la raison pour laquelle l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a été fondée trois ans avant la guerre des Six-Jours. Et c’est pourquoi, sur les sigles de toutes les organisations terroristes palestiniennes créées depuis, la Palestine est dessinée comme s’étendant de la Méditerranée au désert de Syrie, englobant ainsi tout l’Etat d’Israël, ainsi que tout le royaume de Jordanie. Parmi les Palestiniens, la différence que l’on établit entre “modérés” et extrémistes porte seulement sur la façon de réaliser cette aspiration nationale. La guerre des Six-Jours a également offert à Israël la possibilité de résoudre le problème des réfugiés arabes en passant par la Jordanie, qui n’est autre que la Palestine. Plus de 70 % des citoyens jordaniens sont des Palestiniens, et la réinstallation des autres réfugiés établis dans les autres pays arabes permettrait aux Palestiniens d’obtenir leur propre Etat.
Quel regard portez-vous sur cette guerre, quarante ans plus tard ?
Les dirigeants israéliens de ces vingt dernières années, d’une faiblesse surprenante, ont commis l’erreur de croire qu’il était possible de nous concilier les Arabes en vertu de la formule des “Territoires contre la paix”. Ce pourrait être une solution si le conflit qui nous occupe était de nature strictement territoriale. Or il n’en est rien. Il s’agit ici d’une guerre totale qui porte sur le droit d’un Etat juif à exister en Eretz Israël. Il s’agit aussi d’un conflit de civilisations et de religions. Le Jourdain, que nous avons atteint dès le quatrième jour de la guerre, doit être la frontière orientale d’Israël. A l’est de cette frontière, nous vivrons avec un royaume jordanien. Les réfugiés arabes pourront y être réimplantés sur les immenses terres vierges du royaume grâce aux investissements palestiniens. Les Palestiniens qui voudront y déployer leur énergie pourront y déménager. Ceux qui voudront rester en Israël obtiendront le statut de résidents tout en ayant la citoyenneté jordano-palestinienne. Mais, pour cela, encore faut-il une vision, une énergie et une coopération internationale. Toute autre solution promet à tout le Moyen-Orient cent nouvelles années de guerre.
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DOMINIQUE EDDÉ • Ma sortie de l’enfance
Liban, écrivaine*
Quels souvenirs personnels avez-vous de la guerre des Six-Jours ?
Au Liban, la politique nous est transmise au berceau. On l’attrape comme un accent, comme un virus, en apprenant à parler. Mon plus fort souvenir de juin 1967 – j’avais alors 14 ans –, ce fut l’emballement soudain des conversations. Le bleu sur les vitres. L’irruption de la voix de Nasser dans la maison. Le sentiment que la Palestine était presque là, au fond du transistor allumé. Puis, du jour au lendemain, le coup de massue ; le choc de la vérité après l’ivresse du mensonge. Ayant séjourné à Jérusalem juste avant la guerre, c’est la perte de Jérusalem-Est qui, sur le moment, m’a le plus marquée. Juin 1967 a scellé mon entrée dans le monde arabe et ma sortie de l’enfance.
Quelle conséquence a eue cet événement sur votre itinéraire ?
J’ai voulu comprendre l’histoire de la Palestine. L’expulsion, l’occupation, la mauvaise foi du monde. J’ai été révoltée. Lorsque, en 1970, des centaines de milliers de réfugiés sont venus grossir les rangs de ceux de 1948, je me suis rendue dans les camps, celui de Chatila en particulier. Un an plus tard, j’y enseignais le français. A cette époque-là, nous n’avions pas de représentation humaine de la population israélienne. Israël était à nos yeux une abstraction, un bloc étanche, une toute- puissance militaire.
Quel regard portez-vous sur cette guerre, quarante ans plus tard ?
Outre la catastrophe qu’elle a signifiée pour les Palestiniens d’abord, leurs voisins ensuite, cette guerre a entériné le mal des deux côtés : les Israéliens se sont installés, depuis, dans le cycle morbide de la répression et de la colonisation. Autrement dit, dans la destruction et l’autodestruction ; les Arabes, dans l’impuissance et la trahison. Ce fut pour les uns la victoire malsaine des armes contre le droit, une conquête suicidaire, et pour les autres une défaite sans leçon. Le coup d’envoi de la débâcle et de la décomposition. La porte ouverte au renversement de l’arabisme par l’islamisme. Certes, l’Intifada – la révolte des pierres, en 1987 – redonna foi en la résistance. Mais, entre-temps, la guerre du Liban – les graves abus des forces palestiniennes et la confiscation du pays par des chefs de guerre mafieux – a sapé l’espoir. Le côté positif de cette descente aux enfers ? On a découvert qu’il existait une résistance israélienne et/ou juive à la politique de répression dans les Territoires occupés. Et qu’il y avait une ligne de crête commune à ceux qui, des deux côtés, osaient dire non à la tribu. Défaite : s’il est un mot qui résume aujourd’hui l’état du Moyen-Orient arabe, s’il en est un qui vaille d’être mis à l’ordre du jour, c’est bien celui-ci. Or non seulement il n’en est rien, mais le déni et l’aveuglement règnent plus que jamais, partout où les pouvoirs sont en place. Etant pour ma part de ceux qui s’inquiètent de la montée des mouvements fondés sur l’appartenance religieuse – du Hezbollah au Liban, par exemple –, je n’en pense pas moins qu’il est irresponsable de ne pas reconnaître le caractère unique – historique – de la résistance de ce dernier face à l’armée israélienne en 2006. Ses combattants ont tenu trente-trois jours sans se rendre, là où les armées arabes avaient craqué en six jours. Ici encore, l’occultation des faits, le “comme si rien ne s’était passé”, est un détournement dangereux de la vérité. Et cette dénégation, à terme, n’est dans l’intérêt de personne. Elle renforce les logiques de rupture : d’un côté, l’intransigeance de ceux qui ont résisté et payé un prix exorbitant, de l’autre, l’insécurité et la surdité. Que l’on soit israélien ou arabe, sunnite, chiite, juif, druze ou chrétien, la paix n’aura de chances à mes yeux que le jour où les uns et les autres s’attaqueront aux mythes qui leur ont tenu lieu d’œillères et de refuges. La politique du forcing à l’américaine ou à l’israélienne a prouvé – au prix d’un saccage sans nom – qu’il ne suffisait pas d’être le plus fort pour mettre la réalité au pas. Il arrive qu’une défaite soit, pour l’avenir, supérieure à une victoire. Mais il faut pour cela que la peur du mensonge l’emporte sur celle de la vérité. Il faut surtout que le droit reprenne ses droits. Il semble, pour l’instant, que ce ne soit pas le cas. Or plus chacun tarde à reconnaître l’autre, plus l’autre s’endurcit et devient dangereux.
* Dernier ouvrage paru : Le Crime de Jean Genet (éd. du Seuil, 2007).
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ELIE BARNAVI • La part d’irrationnel du citoyen
Israël, historien, ancien ambassadeur
Quels souvenirs personnels avez-vous de la guerre des Six-Jours ?
Il est difficile de démêler souvenirs personnels et mémoire collective : l’angoisse qui a accompagné la “hamtana”, la longue période d’attente qui a précédé la campagne, la fièvre de ces six jours de combat, le soulagement et, enfin, l’exaltation de la victoire. Mon service militaire tirait à sa fin, et mon unité a été engagée à Jérusalem. Deux souvenirs précis émergent du vacarme et de la confusion des combats : le nombre de cadavres qui jonchaient les rues de la vieille ville (je n’en avais jamais vu autant) et le choc de la découverte du mur des Lamentations. Au débouché d’un dédale de ruelles, il est apparu soudain, énorme et majestueux. Je me suis approché et je l’ai touché. Quelques mois auparavant, perché avec mes camarades sur le toit du couvent de Notre-Dame, à la lisière des deux parties de Jérusalem divisées par une muraille (eh oui ! on oublie volontiers ce mur-là), je le devinais en contrebas et me disais que je ne le verrais jamais de près. Maintenant, j’y étais. Je me suis interrogé ensuite, naïvement, sur la nature de ce sentiment. Après tout, j’étais un Juif sans Dieu, dont l’intérêt pour les vieilles pierres était plus esthétique et historique que sentimental. C’est ainsi que j’ai compris que, pour rationnel et raisonnable qu’on se veuille, il y a toujours une part d’irrationnel dans l’attachement du citoyen à sa patrie, et que cette part d’irrationnel est inséparable de symboles puissants. Le mur, vestige du temple hérodien, est le plus puisant de ces symboles.
Quelle conséquence a eue cet événement sur votre itinéraire ?
La guerre des Six-Jours a été sans conteste le premier chapitre important (et conscient) de mon manuel personnel d’apprentissage politique. Deux ans auparavant, en pleine nuit, au cours d’une marche dans les monts de Judée, l’armée avait apporté des urnes et j’avais voté pour la première fois. J’étais travailliste, comme mes parents et tous mes amis, et, comme eux, plutôt nationaliste. Très rapidement, cette guerre a cristallisé ma position politique sur le conflit israélo-arabe : l’égale légitimité des deux mouvements nationaux qui se disputent ce bout de terre, la nécessaire rétrocession des terres conquises, la création d’un Etat palestinien pleinement souverain aux côtés de l’Etat d’Israël. Cette position n’a pratiquement pas varié depuis. Des années durant, elle était minoritaire parmi mes compatriotes ; elle est aujourd’hui partagée par leur immense majorité.
Quel regard portez-vous sur cette guerre, quarante ans plus tard ?
Il faut distinguer entre la campagne elle-même et ses conséquences à long terme. Cette guerre a été une nécessité – une guerre juste, s’il en est. Il ne faut pas réécrire l’Histoire : comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer à plusieurs reprises, dans les circonstances d’alors, Israël n’avait simplement pas le choix. Ses conséquences en font un événement énorme, comparable à la guerre d’indépendance d’Israël (la Naqba, la “catastrophe” des Arabes), deux décennies auparavant. La conquête de territoires arabes a engendré une situation néfaste d’occupation militaire, de spoliations et de violence ; mais elle aura été aussi la condition de la paix avec l’Egypte et la Jordanie hier avec les Palestiniens demain. En effet, avant, Israël n’avait rien à offrir à ses adversaires si ce n’est sa propre disparition ; après, il a été de moins en moins question de la liquidation de l’“entité sioniste” et de plus en plus de la “restitution des territoires occupés.” La formule “Les Territoires contre la paix” n’a de sens que si l’on a des territoires à échanger contre la paix. C’est ainsi qu’un affrontement total et sans issue s’est mué, au moins potentiellement, en un conflit classique, susceptible d’être résolu par la négociation et le compromis. C’est donc la guerre des Six-Jours qui a donné à Israël la carte maîtresse pour arracher sa reconnaissance à ses voisins. Jusqu’à maintenant, il l’a jouée avec plus ou moins de bonheur – plutôt bien avec les premiers , misérablement avec les seconds . Mais, quoi qu’il arrive, c’est cette carte qui décidera de son avenir dans la région.
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NAHLA CHAHAL • 1967 m’a libérée de la langue de bois
Liban, sociologue
Quels souvenirs personnels avez-vous de la guerre des Six-Jours ?
Je me souviens de mon père en train de blêmir à l’annonce du retrait de l’armée égyptienne vers la “3e ligne de défense”, puis de son infarctus, et de son courage à supporter la douleur pendant quelques heures – il était médecin et savait ce qui lui arrivait –, le temps de descendre dans la rue, comme tous les habitants de notre ville, pour refuser la démission de Nasser et crier “Non !”. A la défaite s’ajoutait le mensonge public qui l’avait précédé et qui continuait à l’entourer. Pour lui, dont la conscience politique s’était formée avec la Naqba de 1948 , ce nouvel épisode ébranlait son être. Non qu’il fût nationaliste (il était communiste et opposé au régime de Nasser), mais il avait personnellement honte, et il craignait pour l’avenir de cette entité en devenir permanent qu’est le monde arabe. J’ai ainsi reçu ma première grande leçon de “patriotisme”. Avant la fin de la nuit, nous étions à l’hôpital où il fut admis et transféré tout de suite aux soins intensifs.
Quelle conséquence a eue cet événement sur votre itinéraire ?
Tel un séisme de haute magnitude, la défaite de 1967 m’a libérée de la langue de bois. Je crois que c’est son effet le plus important, au-delà de tel ou tel autre choix politique. Je ne pouvais plus avaler les justifications et autres raisons bien calibrées de ce qui se passait. Elevée par deux parents communistes, j’étais entrée très jeune au Parti communiste libanais, comme on hérite d’autres choses. Après 1967, j’ai très vite commencé à aller voir ailleurs, à lire des revues d’une autre gauche naissante, des analyses sortant des sentiers battus et essayant de comprendre ce qui nous arrivait. Je commençais à entendre parler des fedayins palestiniens, de cette révolution à qui on prêtait des traits guévaristes, et à y être sensible, à ne pas supporter les hésitations de mon parti à son égard, à ne plus supporter cette capacité à dissocier la question nationale de la question sociale, à parler de “bourgeoisie nationale au pouvoir” avec laquelle les communistes étaient forcément alliés (en dépit de la répression que ces pouvoirs leur faisaient subir), et que j’ai fini par interpréter comme répondant aux impératifs de l’alliance de Moscou avec ces régimes, comme la conséquence de la guerre froide – qui à mes yeux ne justifiait pas de tordre le cou à un “penser vrai”. Ce sont ces considérations qui ont donné naissance aux courants de la nouvelle gauche , et qui m’ont amenée à la rejoindre depuis la première heure. Mon père, qui dans sa jeunesse avait transgressé les appartenances conservatrices de son milieu pour devenir communiste, m’y a encouragée, disant qu’il fallait tisser une analyse et une action enracinées dans la réalité sociale de notre région et émanant d’elle. Avec 1967, mon engagement politique est devenu mon activité principale et le sujet autour duquel toute ma vie allait s’organiser. Je doute qu’il en aurait été de même sans cet événement.
Quel regard portez-vous sur cette guerre, quarante ans plus tard ?
D’abord se rendre compte à quel point 1967 est éloigné temporellement, alors qu’il est encore si présent, si décisif. Le monde arabe, c’est vrai, a beaucoup changé entre-temps, mais c’est un changement autour de cet événement – en rejet, en opposition, ou en acceptation… Les deux événements qui continuent à structurer les consciences dans ce monde arabe sont sûrement 1948 et 1967. Cette affirmation est peut-être purement idéologique, c’est-à-dire qu’elle n’est que perception, et non pas une réalité objective, cette dernière étant très dure, chargée de guerres civiles et d’invasions, de processus de paix – non aboutis mais qui perdurent –, de misères et de corruptions sans limite. N’empêche, 1967 reste une pierre de touche.
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YOSSI BEILIN • “J’ai cessé de croire en Dieu”
Israël, ancien ministre, chef du parti Meretz (gauche laïque et pacifiste)
Quels souvenirs personnels avez-vous de la guerre des Six-Jours ?
A l’époque, j’étais dans l’armée, et mon expérience est celle d’un soldat qui a pris part à la guerre. En dépit de la brièveté des hostilités, j’ai participé aux combats à la fois dans le Sinaï et sur le Golan. J’étais sergent-chef, chargé des transmissions de mon régiment. Je me souviens de la longue période d’attente qui a précédé la guerre, du sentiment de soulagement quand elle a enfin éclaté. Pendant la guerre, mes amis et moi ne savions pas exactement ce qui se passait sur tous les fronts, mais je me souviens de l’exaltation qui a été la nôtre quand nous avons appris qu’Israël s’était emparé du mur des Lamentations . J’ai été le témoin de quelques scènes horribles, mais j’avais l’impression que cette guerre nous avait été imposée et que la justice était de notre côté.
Quelle conséquence a eue cet événement sur votre itinéraire ?
Je n’ai pris conscience de ses conséquences que lors de la guerre du Kippour, en octobre 1973, soit six ans plus tard. A la redoutable différence de la guerre des Six-Jours, la guerre du Kippour a été un choc terrible. Personne ne s’y attendait. Nous étions sûrs qu’après notre victoire de 1967 l’armée israélienne était invincible et que personne n’oserait s’en prendre à nous. Nous avions foi en nos dirigeants et en notre avenir. Quand les sirènes de l’alerte aérienne ont retenti en ce sinistre samedi 6 octobre 1973, cette illusion a volé en éclats. Soudain, l’armée en laquelle nous avions toute confiance et que nous avions glorifiée ne se montrait plus aussi invincible, nos dirigeants faisaient la preuve de leur ignorance, de leur insouciance et de leur impuissance. Cette guerre a été pour moi le signal d’un réveil politique et intellectuel brutal. Sur le plan personnel, j’ai définitivement tiré un trait sur la religion, j’ai cessé de croire en Dieu. Et j’ai aussi cessé de croire en nos dirigeants, peut-être dans tous les dirigeants, quels qu’ils soient. J’ai compris qu’il ne faut jamais partir du principe qu’ils sont plus intelligents, plus avisés ou plus capables que nous. C’est à cause de ce sentiment qu’au bout d’un moment j’ai décidé moi aussi d’embrasser la carrière politique.
Quel regard portez-vous sur cette guerre, quarante ans plus tard ?
Je crains que la guerre des Six-Jours ne continue quarante ans après. Car, d’une certaine façon, elle n’est pas terminée, puisque nous en subissons encore aujourd’hui les terribles conséquences. Israël a remporté une brillante victoire militaire en six jours au mois de juin 1967, mais ne connaît depuis qu’un échec politique incessant. En dehors du Sinaï, qu’Israël a rétrocédé à l’Egypte en échange de la paix (mais, hélas ! pas avant la terrible guerre d’octobre 1973), l’Etat hébreu s’est accroché aux territoires qu’il occupe depuis 1967 (la Cisjordanie, le Golan). La poursuite de cette occupation est une calamité bien connue, entre autres pour Israël. Toutes ces années, j’ai consacré ma carrière politique à essayer de sauver Israël de la tragédie qui s’est abattue sur nous il y a quarante ans ou, si vous voulez, à trouver ou inventer le bouton qui nous permettrait d’inverser le cours de l’histoire qui s’est déroulée depuis.
Ouf, nous voilà au bout ;)