_Si je suis bien sûr revenu de tout cela, cette aventure m’aura au moins permis de voir, sur le terrain, que le bloc noir n’était ni ce qu’en pensaient ses détracteurs ni ce qu’en disaient les journalistes. Quant à la police… elle a toujours eu beaucoup de peine à définir ce qu’était exactement le bloc noir, d’où ses fréquents insuccès lorsqu’elle cherche à le combattre. En Suisse, année après année, le sempiternel rapport de la police fédérale sur la sécurité intérieure, envoyé régulièrement aux journalistes et mis à la disposition de tous les citoyens souhaitant en prendre connaissance, nous apprend que le bloc noir une organisation hautement structurée, fortement hiérarchisée et constituée de plusieurs cercles dont le premier, le noyau dur, recélerait quelques vieilles figures de la gauche radicale connues des services. C’est de ces quelques vieux routards de la contestation, zurichois pour la plupart, qu’émaneraient toutes les directives, exécutées consciencieusement par les membres des deuxièmes et troisièmes cercles, ce dernier comptant en majorité des jeunes et très jeunes militants, manipulés par leurs aînés et ne connaissant aucune limite dans leur capacité de nuisance.
La lecture de ce rapport officiel, que nous considérions chaque année comme une rétrospective très honorifique de nos faits d’armes, nous faisait toujours beaucoup rire lorsque nous arrivions à ce chapitre. Ceux qui nous surveillaient, tout comme ceux que nous affrontions dans la rue, n’avaient absolument rien compris à ce qu’était le bloc noir. On aurait pu craindre, bien sûr, que la police fédérale revoie sa copie sur la base de cet entretien avec Stepan et en vienne tout à coup à comprendre qui nous étions vraiment, mais la lecture du rapport qui suivit quelques mois plus tard nous rassura : rien n’avait changé, toujours la théorie des cercles, la hiérarchie secrète, la centralisation des ordres et toutes ces balivernes. La grande erreur du Département fédéral de l’intérieur aura été au fond de croire que nous fonctionnions à la façon de leurs subordonnés, comme une brigade de police !
S’il me fallait expliquer ce qu’est un bloc noir en quelques mots, que pourrais-je en dire ? Un bloc noir, ce n’est personne, mais potentiellement c’est tout le monde. Il n’y a pas de fichier central, pas de cartes d’adhésion, pas de chefs, pas de directives, pas de comptes à rendre, pas même de réelle unité. Joignez-vous à la prochaine grande manifestation de rue, habillez-vous de noir, masquez-vous, rapprochez-vous de ceux qui sont vêtus comme vous et qui auront commencé à se regrouper : voilà, vous faites partie du bloc noir, c’est aussi simple que ça. Vous prendrez ensuite certaines initiatives pour intervenir de façon plus musclée dans ou hors du défilé, ou alors vous suivrez, librement, les initiatives proposées par d’autres dans la mesure où elles vous conviennent. Vous pourrez agir seul mais de préférence vous formerez, spontanément, ce qu’on appelle un groupe affinitaire, c’est-à-dire que vous sévirez avec des gens de votre connaissance. Votre proximité avec eux, votre intimité de pensée, favoriseront entre vous votre capacité à improviser et assurera l’esprit de groupe et la solidarité nécessaires à une action efficace. C’est cela un bloc noir, rien d’autre. Voilà sans doute ce que j’aurais dit il y a une quinzaine d’années si on m’avait posé la question, et je n’ai aucune raison de penser que cette définition du bloc noir ait pu changer depuis._