« Inefficace », « corrompu », « spoliateur », « liberticide », les qualificatifs ne manquent pas chez les libertariens lorsqu’il s’agit de fustiger leur ennemi juré, le monstre étatique.
Je ne sais pas vous, mais moi, la dernière chose qui me viendrait à l’esprit, c’est de confier ma sécurité à une entité « inefficace », « corrompue », « spoliatrice » et « liberticide ». Pourtant c’est ce que défendent certains anti-Etats, notamment ceux dénommés minarchistes (min- pour minimum et -arché du grec pour pouvoir), qui prônent un Etat minimal limité aux seules fonctions régaliennes (police, armée, justice) et dont l'unique rôle serait d’assurer la sécurité. Avouez tout de même que c’est paradoxal : des gens qui abhorrent l’État, lui font porter tous les vices, sont prêts à lui confier ce qu’ils ont sans doute de plus précieux !
Bien entendu, les minarchistes ont conscience de ce paradoxe. Alors, pour le surmonter ils vous expliquent que leur Etat, lui, s’auto-limiterait. Cette affirmation paraît pour le moins douteuse et ce d’autant plus que dans le même temps ils vous décrivent l’État comme une espèce d’ogre insatiable dont la « logique intrinsèque est d'avoir toujours des "missions" élargies »1. D’ailleurs, qui de mieux pour en parler que Murray Rothbard, un des représentants les plus célèbres de la pensée libertarienne. Dans L’Ethique de la liberté, il réagit à la conception d’État minimal de Robert Nozick, autre figure libertarienne et théoricien minarchiste, et réfute ses arguments en faveur d’un tel Etat. Voici ce qu’il écrit : « mais qui peut nous protéger contre l’Etat, ultra-minimal ou minimal ? On nous permettra de rappeler encore une fois l’expérience de l’histoire, de rappeler que l’effrayante chronique des crimes et des assassinats commis par les hommes de l’Etat au cours des siècles nous laisse peu de raison de supposer en quoi que ce soit que leur activité à eux serait sans danger. »2
Cette critique de Rothbard m’amène à un second paradoxe : le fait qu’on retrouve des libertariens dits anarcho-capitalistes (ou anarcaps) qui ne veulent entendre parler d’État sous aucun prétexte, dans les mêmes cercles de réflexion, dans les mêmes fondations, dans les mêmes forums, que les défenseurs d’un Etat minimal (on pensera notamment à la Société du Mont-Pélerin). Au contraire, considérant tout Etat comme sérieusement dangereux pour la liberté individuelle, les libertariens anarcaps devraient être de farouches adversaires de ceux qui veulent donner à l’État le pouvoir de punir, d’emprisonner, d’user de la force contre les individus. Pourtant, comme le dit le site libertarien Wikiberal : « [les minarchistes] sont généralement très proches de l'anarcho-capitalisme, à quelques nuances près »3. « Quelques nuances près » (sic), comme si remettre entre les mains le monopole de la violence légitime, son intégrité physique et sa liberté, à une entité étatique n’était qu’un détail secondaire !
Toutefois, c’est curieusement ce second paradoxe qui permet de comprendre le premier : en dépit de leur nom, les libertariens et les partisans d’un Etat minimal régalien ne sont pas les ardents défenseurs de la liberté qu’ils prétendent être, ce sont de banals possédants qui défendent farouchement leur propriété.
Dès lors, tout s’éclaire et le paradoxe s’évanouit,. Les personnes favorables à un Etat minimal régalien se fichent que cet Etat soit garant de la liberté de chacun, ce qu’ils veulent c’est qu’il soit garant de leur propriété privée (que celle-ci soit légitime ou non d’ailleurs). Ils veulent un Etat à leur service qui défende leurs intérêts, peu leur importe que cet Etat respecte ou non les droits fondamentaux des autres tant qu’il ne viole pas les leurs et en particulier leur droit de propriété. On comprend alors mieux la complaisance voire la complicité de certains penseurs libertariens envers des régimes fascistes ou fascisants. On pensera notamment à Ludwig von Mises qui écrivait en 1927 « on ne peut nier que le fascisme et les mouvements similaires cherchant à mettre en place des dictatures sont remplis des meilleures intentions et que leur intervention a, pour l'instant, sauvé la civilisation européenne. Le mérite qui en revient au fascisme demeurera éternellement dans l'histoire »4 et dans le même temps à propos des syndicats de travailleurs qu’il accusait de « destructionnisme »5, « toute grève est terrorisme ». Ou encore Milton Friedman qui conseilla Pinochet, forma ses futurs ministres et eu même l’audace de saluer le « miracle chilien ».
Tout compte fait, ceux qui se nomment libertariens, tous ceux qui veulent moins d’État mais juste suffisamment pour assurer l’ordre, doivent être désignés pour ce qu’ils sont : des individualistes possessifs pour reprendre la terminologie de Crawford Brough Macpherson6 ou propriétariens.
Notes :
1 cf. le site wikiberal, l’encyclopédie en ligne libertarienne https://www.wikiberal.org/wiki/État_minimal
2 Murray Rothbard, L'Ethique de la liberté, Les Belles lettres, 1982, part. 4, chap. 29, p. 189
3 https://www.wikiberal.org/wiki/Minarchisme
4 Ludwig von Mises, Liberalismus, Jena Gustav Fischer Verlag, 1927, chap. 1.10, p.45
5 L. v. Mises, Le Socialisme, Editions M-Th Génin, Librairie de Médicis, Paris, 1938 (1922), part. 5, chap. 2, p. 411
6 Crawford B. Macpherson, La Théorie politique de l'individualisme possessif (de Hobbes à Locke), 1962