Heure est venue pour moi de quitter ce bateau.
Je l’ai connu fringant et défiant les tropiques,
Hissant son pavillon jusqu’au point le plus haut.
Je l’ai connu léger, croisant tel un caïque,
Sous ses voiles jaunies lissées par un vent chaud,
Je l’ai connu courbé, obscène et cynique,
Tressaillant, bondissant, envahi par les mots
Les soutes emplies de fiel pour des luttes épiques.
Je l’ai connu vivant, terriblement humain,
L’esprit en gouvernail et l’humour à la proue,
Convoyant ses gabiers, bien étranges marins,
Voguant vers le grand Nord, la Chine ou le Pérou.
Je l’ai connu branlant, laminé par la vague,
Traversé par le doute, miné par ses mutins,
Sabordé, piraté, figé dans la madrague,
Expirant sous la lune, repartant au matin.
Je le vois aujourd’hui, échoué et sans âme,
Le sable qui le porte a plus d’éclat que lui,
Sa coque est éventrée, ne masquant plus les rames,
Par lesquelles il s’est mû, jusqu’au bout de l’ennui.
Il a fini sa vie envahi par les rats,
En pouacres nuées surgissant de sa cale,
Jeté vers les récifs, livré aux cancrelats ;
Sapé par ses idiots, le coup lui fut fatal.
Il survivra de lui des êtres que n’effacent
Ni le temps, ni les eaux, ni même la raison,
Le souvenir ému de ces années qui passent,
Des vélos, des sommets, comme autant de passions.