Il y aurait mille raisons de bouder ce Giro, le premier dans une autre Italie que celle du mois de mai, douce et en pleine floraison. Parce qu'il sera sous la menace d'un double péril : celui du virus, même si la Péninsule maîtrise pour l'instant les risques de recrudescence (mais rien ne dit qu'il épargnera ce peloton avec la même clémence que celui du Tour), et celui de la météo, car la traversée des Dolomites et des Alpes fin octobre, avec des passages à plus de 2 700 m d'altitude, sera au mieux une épopée dont on se souviendra dans cinquante ans, au pire la cause d'une cascade d'étapes retoquées ou annulées.
Parce qu'il sera dans l'ombre envahissante d'autres grandes courses, Liège en ouverture, Roubaix en épilogue, les Flandres en plein coeur et la Vuelta pour dénouement. Parce qu'il sera, par effet domino, boudé par la plupart des cadors, et qu'il suffit de réaliser que quatre des cinq favoris ont 33 ans ou plus (un constat quasi anachronique à une époque où les espoirs règnent sur le cyclisme mondial), ou de jeter un coup d'oeil aux effectifs de Movistar ou de Deceuninck-Quick Step, d'ordinaire si prestigieux, pour comprendre que les équipes n'aligneront pas leurs meilleurs atouts, loin de là, au départ cet samedi après-midi au pied de la cathédrale de Monreale, en Sicile.
Enfin, parce que Philippe Brunel, le retraité le plus pimpant de Paris et de Rome, ne sublimera pas la course dans ces pages pour la première fois depuis quarante ans, et que sa plume, ses descriptions et son style romancé, son italianisme et ses références, sa capacité à dénicher une trattoria intelligente au crépuscule et à faire de l'épreuve une affaire humaine, sont irremplaçables.
Ce n'est pourtant pas parce que ces trois prochaines semaines de course se dérouleront hors des schémas préconçus qu'elles n'offriront pas un spectacle digne d'être suivi. La RAI l'a bien compris, elle qui pour la première fois (et au bénéfice de la chaîne L'Équipe) diffusera les vingt et une étapes dans leur intégralité.
Sagan en plein rêve, Nibali sur un volcan
Ce 103e Giro renouera, après tout, avec la plupart des cols qui ont fait sa légende (Stelvio, Agnel, Sestrières, Izoard), offrira une première semaine musclée jusqu'au talon de la botte, et une troisième assez exceptionnelle sur le papier, « la plus difficile que j'ai jamais vue sur un grand Tour », assure le Néerlandais Steven Kruijswijk, promu leader de l'équipe Jumbo-Visma après avoir été écarté sur chute du Tour de France.
Ces attentes ne devraient pas être déçues : aucune formation, y compris Ineos et encore moins Jumbo-Visma, ne seront assez fournies pour cadenasser la course. Et les outsiders seront nombreux (Alexandr Vlasov, Rafal Majka, Pello Bilbao, Wilco Keldermann) à vouloir profiter de ce chahut, car le maglia rosa n'a jamais semblé autant à la portée d'un opportuniste. On regrette d'autant plus de ne pouvoir citer aucun coureur français parmi les prétendants crédibles à la victoire finale...
Cet étrange Tour d'Italie possédera tout de même trois anciens vainqueurs de grands Tours au départ, avec Geraint Thomas, Simon Yates (qui, à 28 ans, fait presque office de jeunot) et Vincenzo Nibali. La simple évocation de ce dernier nom, deux fois vainqueur (2013, 2016) et sur le podium lors de ses six dernières participations, suffit à donner de la couleur à ce Giro, qu'il entamera sur son île natale. Ses tifosi ont déjà fait de la troisième étape lundi, qui s'achèvera au sommet de l'Etna, un rendez-vous immanquable, le coureur de Messine pouvant y devenir le premier Sicilien à gagner sur ses terres depuis Mario Fazio en 1949.
Cette année-là, l'écrivain Dino Buzzati avait couvert l'épreuve pour le Corriere della Sera, et en avait tiré un récit où il affirmait que le Giro était « l'ultime rempart d'un romantisme assiégé par les forces sordides du progrès » : à entendre Peter Sagan, la plus blasée des stars du peloton, déclarer qu'il réalisait en prenant pour la première fois le départ de la course« l'un de (ses) plus grands rêves », on veut croire que ce constat demeure valable, malgré tout, soixante et onze ans plus tard.